Les vieux nomades : Nomadland
On ne peut pas dire que le film Nomadland, récemment oscarisé, soit un film sur les personnes âgées. Malgré le fait que la plupart des personnages aient plus de soixante ans, le film porte essentiellement sur la vie de nomade aux États-Unis et il est décrit comme tel dans tous les articles que j’ai vus. Je n’ai trouvé qu’un seul article où on fait référence à l’âge des protagonistes (« une communauté de personnes âgées américaines devenues nomades »). (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1787797/gagnants-oscars-2021-laureats-ceremonie-covid)
Dans le film, l’âge des protagonistes semble n’être qu’une simple donnée biographique, personne n’en parle ou y fait référence. Que les personnages soient tous âgés sans que l’âge soit jamais discuté ou même mentionné dans le film et qu’en plus ce film remporte un Oscar, constitue une petite révolution en soi. Cette abstraction faite de l’âge des personnages est peut-être un indice qu’on s’en va vers une normalisation de la vieillesse au cinéma. Est-ce que les vieux auraient dorénavant droit de cité au cinéma sans que cela devienne un film pour vieux ou un film sur les vieux? C’est ce que j’espère en tout cas. (Voir mon article sur Les films pour seniors https://lazonegrise.ca/article/les-films-pour-seniors ).
Fern (campée par l’excellente Frances McDormand, maintenant trois fois oscarisée) décide de prendre la route à bord de sa fourgonnette sommairement transformée en camper. Son mari est récemment décédé et le village où ils habitaient est désert suite à la fermeture de l’usine où tout le monde ou presque travaillait. Fern, qui approche de la soixantaine, n’a plus aucun repère; elle n’a pas d’argent, pas d’enfant et son unique sœur vit loin. Elle prend le large, vivant de boulots temporaires, certains très durs (elle travaille à la récolte des betteraves et sur un chantier de construction) ou dégoûtants (nettoyer les toilettes dans un terrain de camping). De temps à autre, elle travaille dans l’immense entrepôt d’Amazon où elle prépare les colis.
Quand elle n’est pas en mouvement, elle s’arrête dans un de ces camps qui se sont créés durant le crash de 2008 alors que des centaines de milliers d’Américains, ayant tout perdu- y compris leurs maisons- prenaient la route à bord de leurs véhicules récréatifs. Dans ces camps improvisés, de véritables communautés se créent, les gens se croisent d’un camp à un autre, ils se donnent des conseils, s’échangent des services et font du troc avec leurs maigres possessions. Fern rencontre toute une galerie de personnages dont la plupart ne sont pas joués par des acteurs professionnels; ils jouent essentiellement leur propre rôle, légèrement remaniés, ce qui donne de l’authenticité au film. Pas de sentimentalisme ici. Pas de paroles de sagesse, ni de bons sentiments. Juste la vérité de ces nomades.
Les personnes âgées rencontrées dans le film ont soit tout perdu -maison, biens, etc.- ou ont vécu des tragédies. On pourrait voir leur vie sur la route comme une déchéance, une preuve qu’ils « sont tombés bien bas » mais leur nomadisme est en fait un choix délibéré et réfléchi. Fern répond justement à une de ses petites voisines : « No, I am not homeless, I am houseless » (Je ne suis pas sans-abri, je suis juste sans maison). Le camper est son nouveau foyer et les routes, son nouvel univers.
Aucun de ces personnages ne s’apitoie, ne revient sur ce qu’il a perdu, ce qu’il était. Ils vivent entièrement dans le moment présent. Leur mode de vie comprend certains éléments positifs qui sont souvent difficiles à trouver ailleurs : l’entraide, la proximité, la possibilité de former des liens très rapidement, l’absence de jugement porté sur l’autre.
Le film est une superbe illustration des qualités qui font que certaines personnes âgées résistent mieux à l’adversité que d’autres. C’est ce qu’on appelle la résilience. La notion de résilience a tout d’abord été développée par le psychothérapeute britannique John Bowlby et popularisée par la suite par le vulgarisateur Boris Cyrulnik [i]. Le concept de la résilience a émergé de l’observation que certaines personnes ayant vécu de grands drames ou traumatismes -comme le fait d’être internée dans un camp de concentration- arrivaient à s’épanouir mieux que d’autres, mêmes quand celles-ci avaient subi des épreuves moins graves. Certaines caractéristiques permettaient à ces personnes d’être plus résilientes que les autres.
Dernièrement, on a cherché à adapter le concept de la résilience aux personnes âgées. En effet, la plupart des personnes âgées doivent faire face, tôt ou tard, à des moments très éprouvants : le décès de membres de la famille, du ou de la conjoint (e), la maladie, l’incapacité, le déracinement, etc. C’est toute une collection d’épreuves et de pertes qui doivent être vécues, coup sur coup, durant une période de vie relativement courte. Les chercheurs, psychologues et gérontologues se sont mis à penser que les personnes âgées devaient posséder une forte dose de résilience afin de passer à travers toutes les épreuves qui les attendent inéluctablement.
Certains chercheurs ont voulu identifier les caractéristiques qui permettraient aux personnes âgées de rester résilientes. Une étude australienne a cherché à identifier -au moyen de sondages et d’entrevues auprès de personnes âgées- les éléments de la personnalité qui étaient associés à des niveaux de détresse moins élevé face aux épreuves. Les attitudes qui étaient les plus étroitement reliées à la résilience étaient l’optimisme (quelle surprise!) mais aussi le sentiment de pouvoir contrôler certains aspects de sa vie et le fait de pouvoir donner un sens global à sa vie.
Ces deux dernières attitudes sont abondamment démontrées chez Fern mais aussi chez les nomades qu’elle rencontre. Le sentiment de pouvoir contrôler certains aspects de sa vie -mais pas tous, évidemment- est un élément crucial de la résilience. C’est l’idée qu’on peut toujours faire quelque chose pour améliorer sa situation, certaines actions sont toujours possibles même s’il ne s’agit que de changer son regard ou son attitude. Dans le cas de Fern, on sent bien que ce n’est pas la vie conventionnelle qui la jette au dehors, c’est plutôt elle qui rejette la vie conventionnelle. Son périple est un apprentissage, pas une défaite. Elle est en contrôle, elle sait où elle va et elle assume ses choix. Pour ce qui est du sens à donner à sa vie, je pense qu’elle le trouve dans la beauté des paysages et dans la solidarité avec les autres nomades. Aussi, dans sa fidélité à quelques souvenirs de son mariage heureux.
Dans tous nos discours compassés sur les aînés, on fait rarement référence à leur résilience car souvent, on ne voit chez eux que la vulnérabilité et la faiblesse. Que Nomadland soit une si belle ode à cette résilience des aînés sans que le mot « aînés » soit jamais prononcé est un véritable tour de force.
Références
Ageing Well: Building Resilience in Individuals and Communities. (2015) Flinders Center for Ageing Studies. Government of South Australia.
[i] On associe généralement le nom de Boris Cyrulnik au concept de la résilience. Toutefois, Cyrulnik n’a fait que populariser ce concept dans de nombreux ouvrages de vulgarisation.
Dans ma pratique médicale j’ai eu une patiente très digne qui avait son numéro de camp de concentration tatoué sur l’avant-bras gauche et qui a été mon exemple de résilience...Richard
Merci Richard. Oui, effectivement, on se demande comment ces personnes qui ont vécu ces épreuves ont fait pour s'en remettre et mener des vies productives et heureuses. Ça dépasse l'entendement.