Petite histoire de la retraite
Cela fait environ 150 ans que la retraite officielle existe. C’est en 1883 que le chancelier de l’Allemagne, Otto Von Bismarck a créé la première retraite, soit la cessation du travail pour les plus de 65 ans accompagnée d’une pension du gouvernement. Par cette mesure, Bismarck espérait contrer la popularité grandissante des marxistes qui demandaient de meilleures conditions pour les travailleurs. Par la suite, l’idée s’est répandue dans d’autres pays et en Amérique, les retraites se sont imposées durant la dépression de 1929.
Ce n’était pas par humanisme que les états mettaient en place des régimes de retraite. En renvoyant les travailleurs âgés à la maison, les dirigeants espéraient libérer des emplois pour les jeunes et les pères de famille. De plus à l’ère du travail à la chaine et du taylorisme, on trouvait les vieux moins efficaces et donc moins rentables. Mais on ne pouvait renvoyer les vieux chez eux sans une compensation quelconque sinon, ils seraient devenus le fardeau de leurs enfants, ce qui n’était pas mieux. Par ailleurs, la retraite ne coûtait pas cher aux états puisque les retraités pouvaient compter sur à peine deux ou trois ans de vie après leur retraite.
Le moment de la retraite
L’âge traditionnel de la retraite, qui se situe en moyenne autour de 65 ans, est totalement arbitraire. La petite histoire raconte que quand on a demandé à Bismarck, qui avait 68 ans à cette époque, à quel âge la retraite devrait commencer, celui-ci répondit : « Eh bien moi j’aurais bien aimé prendre ma retraite à 65 ans! » Ainsi est née cette fameuse ligne de partage entre travail et retraite adoptée dans de nombreux pays. Rien de scientifique là-dedans.
L’âge officiel de la retraite -c’est-à-dire, l’âge où on peut légalement se retirer et obtenir une pension- varie énormément d’un pays à l’autre, allant de 55 ans au Sri Lanka à 68 au Pays-Bas et 70 en Lybie. Certains pays, comme la Chine, ont des âges de retraite différents pour les hommes et les femmes, les femmes pouvant généralement se retirer plus tôt, ce qui est en contradiction avec leur longévité plus élevée. Au Japon elle est fixée à 65 mais le gouvernement japonais envisage de la repousser à 70 ans. Apparemment, la population est en faveur de cette mesure (ils sont vraiment surprenants ces Japonais!) et ce seraient plutôt les entreprises qui résistent à l’idée.
En 2012, le gouvernement canadien sous le régime Harper avait adopté une mesure visant à hausser à 67 ans l’âge minimal pour recevoir la pension du Canada et ce, à partir de 2029 mais cette décision avait été renversée par le gouvernement libéral subséquent. On a vu les manifestations monstres des Français en 2010 quand le gouvernement a voulu déplacer cet âge de 60 à 62 ans. L’âge de la retraite est une des vaches sacrées de nos sociétés et ce serait un gouvernement suicidaire qui essayerait de le faire bouger.
Obligatoire, la retraite?
C’est en 2011 que le gouvernement fédéral a décrété que les Canadiens n’étaient pas forcés de se retirer du travail à 65 ans. Hein, 2011? Oui, vous avez bien lu. En fait, la majorité des provinces avaient déjà mis fin à la retraite obligatoire et le gouvernement fédéral ne faisait qu’emboîter le pas aux provinces. Heureusement, les employeurs avaient cessé depuis longtemps de forcer les employés âgés de se retirer sauf quand la sécurité était en jeu. Toutefois, on peut s’imaginer comment cela pouvait être une source d’abus tant que cela n’était pas interdit. Fait intéressant, les syndicats nationaux ont longtemps été en faveur de la retraite obligatoire car cela permettait de négocier de meilleures ententes avec les employeurs.
Quand la retraite forcée fût abolie, la Commission canadienne des droits de la personne avait crié victoire car en effet, l’obligation de se retirer représentait une forme de discrimination contre les personnes âgées. David Langtry, alors président de la Commission avait déclaré : « Nous ne venons pas au monde avec une date estampillée sur le corps qui correspondrait à la disparition de nos aptitudes au travail le jour de notre 65e anniversaire. »
En effet, comme le dit si bien Langtry, il ne se passe rien de particulier à 65 ans qui ferait qu’on serait moins aptes à travailler. Plusieurs personnes de cet âge ne se sentent pas essentiellement différents de ce qu’ils étaient plus jeunes, sauf bien entendu, pour la maturité, l’expérience accumulée, etc. Du point de vue médical et scientifique, 65 ans ne représentent rien de particulier.
Malheureusement, les mentalités sont restées marquées par l’idée de ce tournant fatidique qui se produirait autour de 65 ans. Nombreux sont les gens qui pensent encore comme ceci : « Oui, bien sûr, personne n’est forcé de se retirer mais il vaut mieux le faire parce qu’à partir de 60 ou 65 ans, les gens sont moins… ». Je vous laisse compléter la phrase : vous avez le choix entre « moins productifs, moins intéressés, moins compétents, pas à jour, dépassés, opposés au changement, etc. » ou toutes ces choses en même temps. Le message implicite c’est qu’il vaut mieux vous retirer même si vous ne le désirez pas et que vous êtes en parfaite possession de vos moyens.
Le sens de la retraite
La retraite est un phénomène culturel. Dans la plupart des sociétés agraires ou non-industrialisées, on ne prend pas sa retraite. Les tâches assignées aux vieillards sont diminuées ou modifiées pour tenir compte de leurs capacités mais ils n’arrêtent de travailler que quand ils n’en sont plus capables. Dans certaines sociétés, les hommes âgés et moins valides effectuent des tâches habituellement réservées aux femmes telles que la vannerie, la poterie, et les travaux de couture. Faire travailler les vieillards n’est pas perçu comme inhumain puisque ces aînés savent qu’ils sont utiles à leur famille et que tous leurs besoins seront rencontrés au sein de la famille.
Même dans les pays où la retraite formelle existe, sa signification en tant que passage à une autre phase de la vie est très variable. Au Japon, de nombreuses femmes tombent en dépression une fois que leurs maris sont retraités. On appelle cela « le syndrome des maris retraités ». Les Japonais ne connaissent pas les hobbies car les travailleurs ont rarement le temps de s’y consacrer durant leurs années de travail. Le temps libre est surtout passé en famille. Les hommes qui arrivent à la retraite sont donc désœuvrés et finissent par passer tout leur temps devant la télévision alors que leurs femmes continuent de s’occuper des tâches domestiques. À bien y penser, ce sont peut-être les femmes japonaises qui sont en faveur que l’âge de la retraite soit repoussé à 70 ans! On pourrait dire que le style de retraite des Japonais est un reflet de la place occupée par le travail dans cette société et par la définition des rôles des hommes et des femmes, entre autres facteurs.
Cela peut sembler anodin de réitérer que la façon de vivre sa retraite est un produit culturel. Toutefois, c’est important d’en prendre conscience sinon on risque d’adopter sans examen des valeurs concernant la retraite qui ne sont ni essentielles ni naturelles. Par exemple, c’est surtout en Amérique qu’on a cette obsession de rester « occupé » ou « actif » quand on est à la retraite. (Voir mon article sur le besoin d'être très occupé) https://lazonegrise.ca/article/loccupeite ). C’est un effet direct de l’importance que nous accordons au travail, à la performance et à la productivité. Profiter de la vie sans avoir de « projet » n’est tout simplement pas acceptable aux yeux de plusieurs.
Dans plusieurs sociétés, la retraite est centrée sur les amis et les vieux copains et elle se déroule essentiellement au café, au pub, sur un banc de parc, au terrain de pétanque ou de boules. Il n’y a pas d’Université du 3e âge ni de cours de yoga intensif. Ces retraités sont-ils moins heureux que les Nord-Américains qui ont accès à toutes ces activités pour les divertir et les garder occupés? Je ne sais pas, je n’ai pas vu de comparaison des degrés de bonheur des retraités d’un pays à l’autre mais ce serait une question intéressante à poser. Voir mon article sur le livre de Daniel Klein une Balade avec Épicure : https://lazonegrise.ca/article/une-balade-avec-epicure
La retraite en tant que norme
La retraite est tellement ancrée dans nos attentes face à la vie, que nous oublions qu’elle n’est pas un élément essentiel de la vieillesse. Loin de moi l’idée de contester la nécessité de la retraite avec pension. La retraite est un droit inaliénable. Nous ne serions pas une société juste si nous ne pouvions permettre aux gens de se retirer du travail quand ils se sentent vieillir. Je pense tout particulièrement aux infirmières qui sont brûlées bien avant la soixantaine et à tous ceux dont le travail est usant physiquement ou mentalement. La possibilité de cesser de travailler avec pension est une bonne chose et elle est souvent nécessaire.
Mais il y a un bémol. C’est qu’on est passé du concept de la retraite en tant que droit au concept de la retraite en tant que norme. Au Canada, l’âge moyen où on prend sa retraite est de 62 ans et les personnes qui travaillent passés les 65 ans sont considérées un peu excentriques. On cherche des raisons pour expliquer leur entêtement : il est accro au travail; elle a besoin de cet argent; il a peur de la retraite; son identité repose sur son titre, etc. On oublie que certains aiment travailler et que le travail peut représenter une excellente façon de bien vieillir. Une belle et bonne vieillesse peut aussi se vivre dans le contexte du travail, en autant que celui-ci soit agréable ou valorisant.
D’ailleurs, dans un bon nombre de métiers, on se retire tardivement ou pas du tout : pensons aux agriculteurs, aux propriétaires de petits commerces, aux artistes et artisans, aux professeurs d’université, aux médecins, aux architectes, etc. La liste est longue. Dans certains cas, la retraite est financièrement impossible mais il arrive que la personne n’envisage pas la retraite car son métier est une passion. Pensons à ce que l’humanité aurait perdu si à 65 ans, Picasso avait arrêté de peindre ou Bach de composer.
Je vais m’avancer jusqu’à dire que si la retraite est nécessaire ou souhaitable pour certains, elle n’est pas nécessairement « normale ». Qui a dit que cela était bon pour l’humain d’arrêter de travailler à partir d’un certain âge? Il n’y a rien en psychologie qui indique cela. En fait, ce serait plutôt le contraire. Des études démontrent que le fait de continuer de pratiquer un art ou un métier dans sa vieillesse soit un facteur de longévité.
Un jour, il faudra cesser de voir la retraite comme un passage obligé, comme la perte des dents de bébés. La retraite à 65 ans est une pure création des états, créée pour des fins économiques. Il n’y a pas de raison particulière de cesser de travailler à 65 ans, à moins de le vouloir évidemment.
L’importance du travail
Il existe une proportion de retraités à qui le travail manque, pas nécessairement le travail qu’ils avaient auparavant, mais le fait de travailler. Malheureusement, la société n’est pas encore organisée pour permettre le travail des personnes retraitées ou vieillissantes. Il n’y a pas encore de politiques ou de programmes visant à faciliter le réemploi des aînés. Ces personnes qui aimeraient travailler mais qui ne le peuvent pas sont vulnérables et à risque de tomber dans la dépression. Le travail bénévole n’est pas toujours la solution car il peut être difficile de trouver le rôle qui convienne à son tempérament, ses intérêts et ses compétences.
Une réforme est nécessaire
Dans son livre « A Bright Long Future : Happiness, Health and Financial Security in an Age of Increased Longevity » (2011), Laura Carstensen prône qu’il faut remodeler le cycle de travail tout au long de la vie afin de faire place aux plus âgés. Selon elle, les jeunes adultes devraient travailler de moins longues heures afin de consacrer plus de temps aux enfants ou à leurs activités personnelles. Passé la soixantaine, ils auraient la possibilité de se retirer graduellement ou de travailler moins ou dans des conditions adaptées. Posons-nous la question : aurions-nous pris notre retraite à tel ou tel âge si nous avions eu la possibilité de continuer de travailler à temps partiel, à la maison ou dans un emploi ou un rôle différent?
Quoi qu’il en soit, le marché de l’emploi n’est certainement pas prêt à faire face à l’arrivée des derniers baby-boomers qui peut-être voudront travailler. On commence à peine dans certains milieux de travail à chercher des pratiques pour permettre l’engagement et le travail des seniors. Toutefois, c’est surtout la pénurie de personnel qui a entraîné cette nouvelle ouverture et pas tellement le désir de profiter de l’expérience et des connaissances des seniors. À quand une société dans laquelle les personnes âgées qui veulent travailler auront leur place dans le marché du travail ou sur les bancs des universités?
Concluons en disant que l’âge légal prescrit pour la retraite dans un pays donné, la façon de vivre sa retraite dans une société donnée et l’idée même de cesser de travailler quand on en est encore capable sont des concepts culturellement dépendants qui s’inscrivent dans un contexte historique et économique précis. En prendre conscience nous donne plus de liberté par rapport aux normes implicites de notre société.
Références
Simone de Beauvoir. (1970) La vieillesse. Galimard, Paris.
Laura Carstensen. (2011) A Bright Future: Happiness, Health, and Financial Security in an Age of Increased Longevity. Public Affairs, New York.
Thomas R. Klassen, (2013) Retirement in Canada. Oxford University Press, Don Mills, Canada.
Très intéressant et à relire plusieurs fois
Merci Richard|