Que faire de tout ce temps (Deuxième partie)
J’ai parlé dans mon dernier article du fait que la notion de productivité n’est pas utile quand on est à la retraite. Par ailleurs, il semble que même le fait de se garder actifs n’est pas non plus une garantie de retraite satisfaisante. On peut être actifs et se sentir malheureux et vice-versa. Jean-Luc Hétu (2016) rappelle que le degré de bonheur et de satisfaction que nous pouvons retirer de nos activités repose sur la signification profonde que nous attribuons à ces activités. La question serait donc : Comment peut-on organiser notre temps de retraite pour avoir des journées -pas nécessairement productives ni tellement actives- mais qui ajoutent du sens à notre vie?
Le flux ou la zone
C’est Mihaly Csikszentmihalyi (1997) un psychologue américain d’origine hongroise qui a d’abord proposé le concept de « flow » ou « flux » en français. Le psychologue cherchait d’abord à identifier la source de la satisfaction face à la vie; il a effectué une vaste enquête auprès de centaines de sujets d’âges variés en leur demandant leur emploi du temps durant la journée et leur niveau de bonheur au moment d’effectuer telle ou telle activité.
Il a découvert que ce n’était pas nécessairement les loisirs qui apportaient le plus grand bonheur -comme on aurait pu s’y attendre - mais plutôt les activités qui exigeaient de la concentration et de l’effort. Il a appelé « flow » cet état de bonheur atteint au moyen de ces activités. Une personne est dans un état de flux -en français, on dit aussi être « dans la zone » - lorsqu’elle a atteint un niveau maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son activité. Pour décrire cet état, les gens disent que le monde environnant disparaît, qu’ils n’ont pas vu le temps passé, qu’ils se sentent peu conscients d’eux-mêmes. On ressort de cet état comme regénéré, ayant été loin des tracas et des soucis de la vie pour quelques temps.
Csikszentmihalyi précise que pour atteindre l’état de flux il faut que la tâche présente une certaine difficulté. Le jeu d’échecs serait considéré propice à l’état de flux mais si un expert joue contre un novice, le niveau de difficulté serait trop bas et le joueur expert n’atteindrait pas le flux. Quant au novice, il serait trop stressé par sa performance pour connaitre le flux. Il faut que la tâche ou l’activité représente un certain défi mais pas un défi si grand qu’il nous amène au-delà de notre niveau de confort. C’est l’exercice d’une compétence, d’une habileté ou d’un savoir-faire préexistant dans une tâche comportant une certaine difficulté qui offre le plus grand potentiel pour ressentir le « flux ».
On peut atteindre le flux par les sports mais aussi les jeux, la création artistique ou tout hobby qui nous passionne peuvent nous mener dans un état de flux. Il importe toutefois d’être entièrement concentré sur la tâche ou l’activité, ce qui veut dire d’éliminer toutes les sources de distraction par les médias sociaux, la télévision, etc.
L’état de flux ressemble à l’état de pleine conscience prôné par les adeptes de la méditation. En effet, l’effet de l’état de flux sur le cerveau et sur le niveau de stress se compare aux effets de la méditation. C’est certain qu’on ne peut maintenir l’état de flux toute la journée tout comme on ne pourrait méditer toute la journée. Toutefois, l’état de flux donne à notre cerveau un congé de toutes les ruminations négatives ou futiles qui le traversent généralement et les effets de ce décrochage -même s’il n’a duré qu’une heure ou deux- peuvent être ressentis toute la journée.
La pleine conscience
On ne peut certainement pas maintenir un état de flux toute la journée mais rester conscient de ce que nous faisons contribue aussi à donner du sens à nos journées. On peut pratiquer nos activités de façon distraite ou mécanique ou on peut les pratiquer en pleine conscience en portant attention à ce que l’on fait et à tout ce qui nous entoure. Par exemple, cuisiner ou jardiner en ayant conscience de nos gestes, de la couleur et des odeurs, des bruits ambiants, etc. Prendre conscience de notre état en pratiquant cette activité décuple le sens donné à nos activités; tout devient plus significatif et plus satisfaisant et l’aspect routinier de l’activité semble disparaître.
On peut ressentir l’effet de la pleine conscience quand on assiste à un spectacle ou un concert. Mais cette pleine conscience n’arrive pas par hasard, ce n’est pas le spectacle qui la crée pour nous, c’est nous qui devons mettre en place les conditions pour que se produise la pleine conscience. C’est en chassant toute distraction et en portant attention aux moindres détails de ce qui se déroule devant nous qu’on peut atteindre cet état.
Exercer la sélectivité
Afin de maintenir un certain niveau de satisfaction, il faut exercer de la vigilance par rapport à nos activités en évaluant régulièrement leur impact sur nous. Pourquoi est-ce que je fais ceci et que cela m’apporte-t-il? Comment est-ce que je me sens à la fin de la journée quand j’ai fait beaucoup de ceci ou plus de cela? C’est peut-être ce qui arrive quand on parle de la sélectivité des personnes âgées : il semble que certaines restreignent leurs activités et leurs relations sociales en faisant un choix pour ne garder que celles qui leur apportent le plus grand plaisir.
Parlons de la télévision. Je l’admets sans gêne : j’aime regarder la télévision. Selon moi, c’est un merveilleux tranquillisant collectif. On peut être en état de pleine conscience en regardant la télévision. Pour ma part, je trouve que les films et les séries d’époque -comme Downtown Abbey par exemple- sont particulièrement propices à la pleine conscience : la richesse des informations visuelles (les décors, l’architecture, les vêtements, etc.) contribue à créer un monde dans lequel nous pouvons nous immerger totalement pendant une heure.
Mon mari et moi ne regardons jamais la télévision au hasard : c’est plutôt que nous avons rendez-vous avec telle ou telle émission. Une émission ou un film doit nous captiver, nous amuser ou nous instruire. On devrait appliquer la même sélectivité pour nos activités en ligne. Combien d’heures de médias sociaux m’apportent un réel plaisir? Combien de ces articles de MSN (La maison de rêve de vos vedettes…) ais-je besoin de lire? Qu’arrive-t-il si je délaisse ces activités?
Approfondir les choses
Durant toutes nos vies, nous sommes souvent restés en surface soit par manque de temps ou éparpillement de nos intérêts. La retraite est un moment idéal pour aller au fond des choses : que ce soit mieux connaitre un(e) ami(e) parce que nous avons plus de temps à passer ensemble, ou mieux connaitre l’histoire, l’art ou l’astrophysique. Or, la profondeur apporte plus de sens à ce que nous faisons. Si on aime les bandes dessinées, on peut faire plus que les lire. On peut explorer la bande dessinée dans divers pays et à diverses époques et se familiariser avec leurs plus grands auteurs. En d’autres mots, viser quelque chose de spécifique. Même si nous restons toujours dilettantes, c’est toujours plus satisfaisant que de lire au hasard, sans but précis.
On peut aussi essayer de créer de la cohérence dans nos activités, c’est-à-dire que l’une renforce l’autre. Par exemple, si je maitrise une langue étrangère, c’est intéressant de pouvoir se familiariser avec la littérature écrite dans cette langue ou la cuisine de ce pays. Si j’aime beaucoup les polars scandinaves, cela peut m’amener à vouloir visiter ces pays. Le voyage acquiert une couche supplémentaire de sens et par la suite, la lecture de ces polars sera encore plus intéressante car j’aurai vu les paysages qui sont décrits dans les romans.
Se surprendre
C’est possible de redonner du sens à une activité en modifiant le contexte dans lequel on la pratique. Si on a l’habitude de faire une marche durant la matinée, le simple fait de la prendre très tôt le matin -quand les oiseaux chantent à tue-tête- ou sous la pluie- change la perspective et nous fait voir la nature sous un nouveau jour. Suivre une routine n’est pas mauvais en soi mais la modifier de temps à autre est bénéfique. Le même principe s’applique à tous les aspects de notre vie : on peut manger ou lire dans une pièce qui n’est pas généralement utilisée à cette fin, aller marcher là où on ne va jamais, visiter un café qu’on ignore habituellement, etc. Changer la donne n’est pas difficile et cela peut redonner à cette activité un sens qui s’était peut-être perdu.
La conception du temps et la valeur de nos activités
Pour avoir une retraite satisfaisante, il faut non seulement réaménager notre temps mais aussi modifier notre façon de concevoir le temps et la valeur de nos activités. Les notions de productivité, d’utilité et de la valeur du temps ne nous aident en rien à déterminer comment on devrait utiliser notre temps. Malheureusement, c’est difficile de nous défaire de cette évaluation que nous faisons de la « valeur » de nos activités. Franchement, beaucoup de hobbies ne produisent que des objets inutiles ou éphémères. Est-ce que cela vaut la peine que je recommence ce tricot? Pourquoi, à mon âge, passerais-je tant de temps à maitriser le passé simple de l’espagnol? Que vaut la contemplation d’un coucher de soleil en comparaison avec une partie de tennis? Si on devait évaluer nos activités selon leur utilité réelle, il ne nous resterait pas grand-chose. En réalité, le seul paramètre à utiliser est le suivant : comment est-ce que je me sens quand je fais ceci ou cela? Est-ce que ceci ou cela a un sens profond pour moi? Quelle place est-ce que ceci occupe dans ma vie dans son ensemble? Cela correspond-t-il à la personne que je suis?
Il existe un excellent livre sur la recherche du sens. La référence se trouve ci-dessous. Le livre de Jean-Louis Drolet n’est pas un livre de psychologie populaire. Bien qu’il soit facile à lire avec de nombreux récits de vie, il s’agit d’un livre profond qui explore la notion du sens qu’on donne à sa vie et des façons de le concevoir et de l’apprivoiser.
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Références
Mihaly Csikszentmihalyi (1997) Finding Flow. The Psychology of Engagement with Everyday Life. Basic Books. New York.
Mihaly Csikszentmihalyi (2006) Vivre. La psychologie du bonheur. Éditeur Pocket. Paris.
Jean-Louis Drolet (2018) La route du sens. L’art de s’épanouir dans un monde incertain. Les Éditions de l’homme. Montréal.
Jean-Luc Hétu (2016) Psychologie du vieillissement. GroupÉditions Éditeurs Montréal Québec
Merci pour cet article très enrichissant; nous avons ressenti la même chose en regardant et anticipant chaque épisode de Downton Abbey avec Jacques Garant, Richard
Merci Danielle pour cet article très enrichissant. J’ai retenu que la clé d’une retraite réussie est de pratiquer en pleine conscience les activités qui nous plaisent ou qui nous plaisent moins. Cela évite l’ennui et les pensées négatives et , de plus, rend nous journées plus satisfaisantes. Je crois que je vais lire au moins un des livres que tu suggères prochainement .Je te souhaite un bel été. Louise
Wow, merci Danielle pour ce dernier article avant l'été. Tout comme les fins de séries télévisées tu nous laisses avec un texte canon qui nous fera nous ennuyer jusqu'à l'automne. Au plaisir de te croiser.
Excellente lecture que ce dernier texte Danielle! Plusieurs passages ont une résonne pour moi et me conforte dans mes choix de retraite. Bien sûr, toute approche évolue mais comme tu le mentionnes « la profondeur apporte plus de sens à ce que nous faisons » et j’ajouterais qu’elle devient le vecteur des beaux lendemains. Je te souhaite un superbe été à profiter de tout ce précieux temps.
Bonjour Danielle, Gros merci pour tous vos articles si pertinents. Ce dernier me touche particulièrement, la pleine conscience ne se pratique pas seulement en faisant du yoga! Déjà hâte de vous lire à nouveau. Bon été!
Danielle...je te retrouve enfin! Apres toutes ces courriels quand je me préparais pour la retraite (PCH!) et j'y suis maintenant. Je suis tellement heureuse d'avoir trouvé la zone grise! Tes articles sont toujours tellement pertinents.