À la recherche du temps passé (ou perdu!)
C’est un lieu commun que le temps passe plus vite à mesure qu’on vieillit. L’explication populaire de cette impression est que les années semblent passer de plus en plus vite à mesure que diminue le temps qu’il nous reste à vivre. Nos dernières années seraient comme les deux dernières semaines du mois d’août pour un écolier. Il y a aussi le fait que cinq années de la vie d’une fille de 15 ans représente un tiers de sa vie mais n’est qu’une toute petite portion de la vie d’une personne âgée. Toutefois, ces explications, si elles contiennent un grain de vérité, ne sont pas suffisantes. Les scientifiques et les psychologues qui se sont penchés sur la question ont fait des découvertes fort intéressantes. Les réflexions qui suivent sont largement inspirées du livre de Marc Wittmann, Felt Time. The Psychology of How We Perceive Time.
On entend souvent les gens s’exclamer : « Je ne peux croire que cela fait déjà vingt ans que je travaille ici. Le temps a passé si vite. » Les parents font la même triste constatation concernant les années de jeunesse de leurs enfants : ce temps passe trop vite, ils ne restent pas petits assez longtemps! Notre impression du temps passé est fortement influencée par la mémoire. C’est notre mémoire des événements et des émotions qui ont caractérisé une certaine période de temps qui fait que le temps nous parait plus ou moins long. La routine a tendance à effacer les souvenirs et alors le temps passé semble avoir été plus court.
Voici un exemple très concret. Vous allez passer une semaine de vacances dans un pays que vous n’avez encore jamais visité. Les deux premières journées, vous vous dépêchez de vous familiariser avec l’hôtel, le personnel, la plage, et le petit village adjacent avec ses boutiques et son marché public. Vous découvrez les produits locaux et le soir venu, vous allez dans un restaurant où vous dégustez des mets auxquels vous n’aviez jamais goûtés auparavant. Vous faites la connaissance de personnes venant de divers pays et vous avez des conversations intéressantes avec elles. Après deux jours, vous aurez l’impression d’avoir vécu beaucoup plus que deux jours. Le temps s’est étiré.
En effet, notre sens du temps qui passe est influencé par le nombre d’apprentissages ou de nouvelles expériences rencontrées durant cette période. Plus une période est riche en événements de la sorte, plus nous aurons l’impression que cette période de temps a été longue. Mais à partir du troisième jour, vous avez établi une routine quotidienne, vous avez votre table assignée à l’hôtel et votre endroit favori sur la plage, et vous retournez au même restaurant deux ou trois fois. Les trois derniers jours de votre séjour vous sembleront passer vite comme l’éclair parce que votre environnement est déjà familier et que vous êtes exposés à peu d’expériences nouvelles.
C’est le même phénomène qui détermine notre perception des années ou des décennies passées. Nous ne gardons pas de souvenirs très précis de ce qui était routinier ou familier. Ce sont les événements particuliers (fêtes, voyages, événements heureux, épreuves, expériences nouvelles, etc.) dont nous nous souvenons le mieux. Mais étant donné que la plus grosse portion de nos vies est routinière, les journées se ressemblent, et les souvenirs qui nous restent de ces années sont flous. On a l’impression que notre vie s’est résumée à une série d’actions répétitives : aller au travail, revenir, souper, mettre les enfants au lit, etc. À la fin, ces années de routine nous donnent l’impression que ce temps a passé trop vite.
L’effet du temps qui passe trop vite
La sensation du temps qui fuit comme le sable entre nos mains fait sans doute partie intégrale de la vie. On pourrait penser qu’il n’y a rien à faire pour contrer cette impression. La vie est comme ça, se dit-on. Toutefois, la sensation du temps qui passe trop vite est souvent empreinte d’un sentiment de perte et de mélancolie. Cette perception peut induire un profond sentiment d’insatisfaction et augmenter l’anxiété face à la mort ou face à la fin de la vie active.
Dans le livre de Bronnie Ware sur les cinq principaux regrets éprouvés par des personnes en fin de vie (voir mon article : https://lazonegrise.ca/article/les-cinq-plus-grands-regrets-au-moment-de-la-mort ), on découvre que les personnes qui approchent la fin de leur vie avec le plus de sérénité sont celles qui ont le sentiment d’avoir eu une longue vie. Et ce sentiment ne dépend pas du nombre d’années vécues ni du nombre d’aventures ou de réalisations. Cela pourrait donc valoir la peine de travailler à rendre notre vie « plus longue » avant qu’il ne soit trop tard.
Prendre une approche « liste d’épicerie » (ou « bucket list » comme on dit en anglais) c’est-à-dire, faire une liste de « ce que je veux absolument faire avant la fin de ma vie » n’est pas la solution. Dans cette approche, les buts visés sont souvent des expériences spectaculaires mais dont l’effet est éphémère : sauter en parachute, voyager dans des pays exotiques, faire une croisière en Islande, etc. Je ne dis pas que ces aventures n’en valent pas la peine, au contraire. Toutefois, la satisfaction à la fin de sa vie vient beaucoup plus de la texture qu’on a donnée à sa vie -nos relations avec les autres et notre relation avec la vie même- plutôt que d’avoir vécu quelques expériences intenses.
Comment faut-il vivre pour allonger le temps?
Alors, pour allonger sa vie, faut-il chasser la routine? Non, évidemment, personne ne peut vivre continuellement dans la nouveauté et la découverte. D’ailleurs, la nouveauté devient vite familière. Mener la vie de bohême ou faire le tour du monde en voilier ne permet pas d’échapper à la routine car toute vie comporte forcément sa propre routine. Une journée en voilier peut ressembler comme deux gouttes d’eau à beaucoup d’autres journées en voilier.
La routine n’est pas mauvaise en soi car nous en avons besoin pour réaliser nos buts. Faire de l’exercice régulièrement et accomplir certaines tâches nécessaires sera plus facile si on insère ces activités dans une routine. Se coucher à heures fixes est une bonne façon de contrer les problèmes de sommeil. La routine donne un sentiment de sécurité et de stabilité qui peut être essentiel à beaucoup de personnes. Bref, la routine n’est absolument pas une mauvaise chose.
Les rituels
C’est quand une routine ne comporte aucun avantage particulier -et qu’elle étouffe toute spontanéité- qu’elle devient problématique. À ce sujet, il importe de distinguer entre routine et rituels. Un rituel est une petite mise en scène personnelle qui réunit généralement plusieurs éléments de plaisir: assister au coucher du soleil sur la terrasse en buvant un verre de vin; aller manger des frites chez Loulou Patates tous les samedis midi. Dans un rituel, si on enlève un des éléments, l’effet n’est plus le même et même peut-être complètement perdu.
Ce n’est pas toujours clair si un rituel n’est qu’une simple habitude (éventuellement, il y aura un article sur la routine, les rituels et les habitudes). Par exemple, mon mari et moi avons l’habitude de nous faire un festin de homard au mois de mai quand ils sont fraîchement arrivés. Mais si je l’associe à un événement important comme un souper d’anniversaire et que je fais toujours un shortcake aux fraises qui est le gâteau préféré du fêté alors, ce souper est plus qu’une habitude, c’est un rituel.
Wittmann suggère que c’est la signification affective associée aux événements qui fait qu’on s’en rappelle et que la vie semble plus longue. Il faut que l’événement comporte un sens particulier pour nous, que ce soit une nouvelle découverte, un apprentissage, une rencontre, etc. En d’autres mots, ce n’est pas nécessaire de faire des expériences spectaculaires pour qu’on s’en souvienne. Il suffit que l’événement soit teinté d’une coloration émotive et qu’on se sente vivant et allumé à ce moment-là.
Voici un de mes rituels passés qui m’apporte un grand plaisir quand j’y pense : quand mon fils était encore aux couches, je le changeais et lui mettais son pyjama sur la table à langer. C’est mon fils qui avait eu l’idée de ce rituel : quand j’avais terminé, je reculais d’un pas ou de deux, il se jetait dans mes bras et nous tombions à la renverse sur son lit qui était derrière. Nous adorions tous les deux ce rituel et nous avons cessé seulement quand la table à langer a été envoyée au sous-sol (ou quand il est devenu trop lourd pour mon dos…) C’est curieux comme le changement des couches ne m’a pas laissé de souvenirs particuliers (sauf peut-être dans ma mémoire olfactive!) …en avoir changé une ou mille, c’est la même chose. Pfft…! Mais le souvenir de la culbute arrière sur le lit est indélébile.
Les bienfaits des rituels
Les rituels sont utiles pour marquer le temps (voilà, une autre année et nous sommes encore ici…) et aussi pour conserver la place du plaisir dans nos vies. Mais plus important encore, les rituels ramènent le passé à la vie, comme la petite madeleine de Proust. En créant des rituels, on installe dans sa mémoire des marqueurs de plaisirs passés. Le rituel aide à ancrer ce moment de plaisir dans notre cerveau et à lui donner un peu d’éternité. Les années passées qui pourraient sembler vagues et noyées dans la routine sont alors ponctuées de rituels dont le souvenir est vivace.
La pleine conscience
Wittmann parle aussi du rôle que peut jouer la pratique de la pleine conscience dans la sensation du temps qui passe vite ou moins vite. Être en état de pleine conscience ou atteindre la « zone » (voir mon article sur la zone : https://lazonegrise.ca/article/que-faire-de-tout-ce-temps-(deuxieme-partie) c’est vivre un moment d’éternité. Plus on prend pleinement conscience de ce que nous vivons (même quand c’est désagréable) plus notre vie nous semble riche et longue.
Pour terminer, je ne peux m’empêcher de citer les paroles de ce monsieur de 103 ans, Francis Joseph Poirier, qui dit : « Essayer de me tenir occupé pour commencer, et essayer de m'intéresser à quelque chose. Si on est intéressé à écouter, ou des fois à parler, ça aide. Ça étire les années. »
En d’autres mots, dans le cas de monsieur Poirier, c’est son engagement authentique et pleinement conscient avec la vie et avec les autres qui enrichit sa vie.
Ça étire les années…Parole de centenaire.
Références
Marc Wittmann. Felt Time: The Psychology of How We Perceive Time. MIT Press, 2017. Wittmann est chercheur au Institute for Frontier Areas of Psychology and Mental Health, à Freiburg en Allemagne. Ses recherches se situent à la frontière de la psychologie et de la philosophie.
Bronnie Ware. Les cinq regrets des personnes en fin de vie. Éditions Guy Trédaniel. 2013
Beau retour en force, Danielle. Notre rituel de lecture reprend. Les facultés augmentées ou restreintes de la mémoire doivent bien jouer un rôle dans ce phénomène. En tout cas, comme le dit Richard, je vais y repenser à deux fois, histoire de gagner quelques jours de vie. Merci.
Je suis heureuse de retrouver tes articles. Merci Danielle,