Ça va faire, la culpabilisation!

Dernièrement, à l’émission Kébec, on interviewait Janette Bertrand sur le sujet de la vieillesse. Celle-ci s’exclamait, avec sa fougue habituelle : « J’abhorre l’expression J’ai placé ma mère ! Et est-ce qu’on lui demandé son opinion à elle, ce qu’elle en pense? Après tout, c’est elle qui vous a donné la vie! » Bon, je prends une grande respiration mais j’ai de la difficulté à m’imaginer paroles plus culpabilisantes pour ceux qui ont dû « placer » leur mère ou leur père. J’ai beaucoup de respect pour Janette Bertrand qui a levé le voile sur certains aspects de la vie des femmes et défendu des causes sociales importantes. Mais dans ce cas-ci, je crois qu’elle ne vise pas la bonne cible. Je reprends chacune de ses paroles afin de démonter l’engrenage de culpabilité dans lequel elle nous entraîne.

« Placer » son parent

Le mot « placer » me semble tout à fait compréhensible quand il s’agit de trouver le meilleur endroit pour un parent âgé. C’est en effet un travail ardu car le système de services sociaux est compliqué, les démarches sont longues et les places sont rares. Il faut naviguer pendant un bout de temps et il faut absolument avoir accès à Internet. Par conséquent, dans la très grande majorité des cas, ce sont les enfants qui recueillent l’information et font les démarches. Au moment où ils ont cette conversation difficile avec leur parent, ils sont en possession de beaucoup plus d’information que celui-ci. Cela met le parent dans une situation de dépendance car il ne comprend pas forcément toutes les particularités du système dans lequel il entre. Si le mot semble maladroit, il reflète pourtant la réalité du processus.  Ouf! Maman est placée.

Est-ce qu’on lui a demandé ce qu’elle voulait?

L’intention de madame Bertrand était peut-être de dénoncer ces enfants qui « casent » leur père ou mère dans une résidence contre leur gré. Cela doit certainement se produire dans un certain nombre de cas; toutefois, la plupart des résidents autonomes ou semi-autonomes disent avoir choisi eux-mêmes cette option. Au moment de leur entrée en résidence, ils ont certainement la compétence pour le faire car il faut être mentalement compétent pour avoir accès aux résidences pour personnes autonomes ou semi-autonomes.

Par ailleurs, on sait qu’une admission en résidence c’est comme un visa vers l’unité de soins. Il y a toujours une liste d’attente pour les CHSLD et les personnes demeurant déjà dans le complexe- sur un autre étage ou dans un autre édifice- ont la priorité lorsque une place se libère. Cela peut diminuer le traumatisme du transfert pour le résident mais aussi -et surtout- cette façon de procéder assure un flot continuel dans les résidences pour « autonomes » de nouveaux arrivants qui auraient pu rester à la maison plus longtemps. J’imagine que nombre d’enfants de bonne volonté doivent se résigner à « placer » le parent en résidence alors que ce n’est pas encore nécessaire. Comme leurs parents, les enfants peuvent se sentir pris dans un engrenage. Cette situation-piège est d’ailleurs très bien expliquée dans le documentaire La dernière maison dont je parle un peu plus loin.

Pour ce qui est des CHSLD (ou de leurs équivalents privés), on sait que ceux qui y aboutissent sont des personnes en sérieuse perte d’autonomie physique ou mentale. Il n’y a pas d’autre option et les soins à domicile ne suffiraient pas. Toutefois, même les personnes âgées possédant toutes leurs facultés mentales ne sont pas toujours à même d’accepter qu’elles soient rendues à cette étape. Elles sont souvent dans le déni par rapport à leurs capacités de se débrouiller seules : « Je suis encore capable de me faire des toasts. J’ai pas besoin d’aller dans un hospice! ». Nos parents sont de cette génération qui aime penser qu’ils peuvent se passer des médecins et des services de santé. Aller dans un centre de soins parce qu’ils ont de petits évanouissements ou errent durant la nuit peut leur sembler une mesure tout à fait exagérée.  Dans bien des cas, la question à savoir si Maman est d’accord ou non n’est plus pertinente.

Quoi qu’il en soit, le processus décisionnel repose sur les options disponibles, qui sont souvent très limitées.  Aussi déchirant que cette décision puisse être pour le parent et pour l’enfant, en dernier ressort, les sentiments n’ont plus grand-chose à faire dans la décision finale d’aller ici, là ou nulle part. Bon, tout ça, c’est connu et même archi connu pour toute personne qui a fait affaire avec le système. Pourquoi dans ce cas, nous ressert-on la même salade de bons sentiments culpabilisants?

C’est elle qui vous a donné la vie!

Celle-là on la sort au cas où on ne sentirait pas encore assez coupable. Cela me surprend que madame Bertrand, une femme très au courant des faits de la vie nous ressorte une telle platitude. Donner la vie, c’est pas difficile. Ça se fait tout seul en pensant à autre chose ou même en pensant à rien du tout. Même une grossesse, ça peut être difficile mais en général, ça se vit assez bien. C’est un truc que les femelles de notre espèce font régulièrement.

Ce qui est plus difficile, c’est élever, éduquer et surtout chérir. Certains parents l’ont fait de manière bienveillante et attentionnée; d’autres ont été tout juste adéquats et d’autres encore négligents ou abusifs. Rien ne dit qu’un enfant doive quelque chose à ses géniteurs simplement parce qu’ils lui ont donné la vie. D’ailleurs, les psychiatres et psychothérapeutes ont fort à faire pour essayer d’aider leurs patients qui ont eu des parents abusifs, indifférents ou égocentriques. Se sentir coupable à cet égard ne fait qu’augmenter les difficultés psychologiques qu’on peut avoir du fait d’avoir eu un parent inadéquat.

Mais attention, ne pas céder au sentiment du culpabilité ne veut pas dire se désister de toute responsabilité. On peut décider de s’occuper d’un parent-même quand celui-ci a été un parent inadéquat-non parce qu’on éprouve de la gratitude mais plutôt par compassion. De toute façon, placer son parent dans un centre de soins, cela ne correspond pas à manquer de gratitude : c’est plutôt s’assurer qu’il reçoive les soins qu’on ne peut donner nous-mêmes.

Finissons-en de la culpabilité!

Il semble que se frotter le nez à la réalité très concrète du vieillissement et de la fin de la vie contribue à diminuer le sentiment de culpabilité. À l’hiver dernier, sortait un documentaire réalisé par Annie-Soleil Proteau et intitulé La dernière maison. La réalisatrice raconte la décision déchirante qu’elle a dû prendre avant de « placer » sa grand-mère -qui l’avait essentiellement élevée- dans un CHSLD. Or, celle-ci décède peu de temps après avoir quitté son domicile et la jeune femme se demande s’il aurait pu en être autrement.  Elle reconstitue le parcours pour arriver en CHSLD avec tous les embranchements, les impasses et les choix forcés et trouve le système incomplet et absurde. Elle pense qu’avec des soins à domicile sa grand-mère aurait pu vivre plus longtemps. Elle décide alors de passer du temps dans un CHSLD et se rend compte qu’elle n’aurait jamais été capable de prodiguer les soins requis et que même les meilleurs soins à domicile n’auraient pas été suffisants.

Or, de nos jours, la plupart des aidants naturels, contrairement à la réalisatrice de film, sont des personnes déjà âgées ou vieillissantes.  Malgré tout, certains vont vouloir s’occuper de leur compagnon de vie le plus longtemps possible et si possible, jusqu’à la fin. Pour ces personnes, les raisons de le faire sont profondes et n’ont rien à voir avec la culpabilité. Cet article ne vise certainement pas à remettre en question leur décision de s’occuper de leur proche. Toutefois, dans plusieurs cas, qu’une personne âgée s’épuise et taxe sa propre santé -physique ou mentale- et son propre avenir en tant que personne vieillissante pour s’occuper d’un conjoint ou d’un parent n’est pas une option raisonnable. Les discours moralisateurs tels que celui de madame Bertrand ne font rien pour faciliter la prise de décision de ceux qui doivent composer avec des situations complexes.

Devrions-nous passer le flambeau aux plus jeunes, à nos enfants?  Soyons réalistes. Combien de personnes jeunes ou d’âge moyen qui travaillent, ont des enfants, etc. pourraient s’occuper d’une personne âgée ayant besoin de soins comme ceux qu’on reçoit dans une résidence ou un CHSLD?  C’est une idée héritée d’une autre époque où les femmes ne travaillaient pas à l’extérieur de la maison et où les familles nombreuses comprenaient souvent un « bâton de vieillesse » tout désigné d’avance. Cette idée a fait son temps, il est temps de la remiser et en même temps, de passer le balai sur la culpabilité.

 

 

 

 

 

 

Danielle Ferron, Ph.D., Auteure de l'article

Danielle Ferron a pris sa retraite en 2016 après une carrière de chercheure dans les sciences sociales. Elle détient un doctorat en psychologie et depuis sa retraite, elle a donné des ateliers sur la préparation à la retraite et publie des articles sur le sujet de la retraite et du vieillissement.

4 commentaires

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    Hélène de Guise03/09/2022 à 08:55:28

    Merci pour cette prise de position. Ma mère de 95 ans vient d’être admise en CHSLD. Je n’ai pas de culpabilité, car elle a besoin de soins que je ne peux pas lui offrir. Les CHSLD sont nécessaires. Au lieu de les diaboliser, il serait plus utile de militer pour une meilleure gestion de ceux-ci en leur allouant les ressources nécessaires pour en faire des milieux de vie accueillants.

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    Merci Mme Ferron, Vos propos m'ont fait beaucoup de bien. Fils unique d'une mère monoparentale, ma mère a fait un AVC il y a 2 ans et j'ai du la "placée" dans une RPA pour personne semi-autonome. Je l'ai fait pour lui assuré une sécurité que je ne pouvais pas lui donné. Or ses 2 sœurs, plus âgées et en bonne santé, appelaient régulièrement ma mère et lui disaient constamment qu'elle aurait du refuser de partir de son modeste appartement ou elle a vécu tout sa vie. Elles sont toutes les deux du même âge que Mme Bertrand et tiennent exactement le même discours. Ensuite, quand j'allais voir ma mère, elle me disait que je l'avais abandonné et se mettait à pleurer. Elle est maintenant décédé et vos propos sont un beaume pour moi et je vous en suis reconnaissant. Cela me conforte de savoir que je ne suis pas seul à penser de la même façon que vous. De plus, l'une des sœur de ma défunte mère vient de faire une crise cardiaque et ses enfants (mes cousins/es) sont maintenant confronté au dilemme ... la laissée vivre seule chez elle (selon ses désirs) ou la sécurisée dans une RPA. Laissez moi vous dire que je n'ai pas l'intention de m'en mêler. merci encore et bonne année 2023...

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    Duplessis Genevieve13/05/2023 à 15:04:18

    Merci pour cet article, La culpabilité je connais. Ma mère a 88 ans et est Alzheimer, début de la maladie. Elle veux rester dans son condo aussi longtemps que possible, je respecte ça. Elle souffre de solitude, se nourri mal et entretient des pensées paranoïaques. Sa souffrance est palpable mais elle nous appelle rarement, sauf en moment de panique. Depuis des années, la règle c’est ‘vous m’appelez, moi je ne veux pas vous déranger’. Nous sommes quatre enfants, nous habitons tous à au moins une heure trente de chez elle, presque trois heures pour ma part, je la visite 5 ou 6 fois par année, donc pas souvent. À chaque visite je ressort troublée; elle en perte d’autonomie, elle est malade, presque complètement sourde et malgré tout elle réussi à me dire des choses subtilement blessantes. Je sais que sa façon d’être est gravée dans ce qui lui reste de cerveau mais c’est plus fort que moi, devant elle je me sens inadéquate et ‘fausse’. Elle m’a déjà traité de menteuse pour absolument rien. Elle ne s’est jamais vraiment préoccupé de ce que je pouvais ressentir, je ressentais parfois même de la haine venant d’elle. Je lui trouve toutes sortes d’excuses, c’est un être humain seul et vulnérable, Elle aurait eu les moyens d’aller en RPA mais elle préfère que ses quatre enfants lui rendent visite, s’occupe de ses finances etc s’inquiètent pour elle. Malheureusement on ne se parle pas beaucoup entre nous . Chacun se fie un peu sur l’autre en ce concerne ma mère. Mon frère, son idole, est assez présent mais ce n’est pas assez pour l’empêcher de dépérir entre nos visites. Mon frère est un être plein de compassion. Athlète, prof d’éducation au primaire. J’ai 65 ans, mon conjoint a eu deux cancers, j’ai une maladie chronique, j’ai ma propre famille que j’adore et dont je prend soin, je travaille encore. Chaque soir ou presque, avant de dormir, je pense à ma mère et à sa vie et je me sens coupable. Je ne l’appelle plus souvent, elle est presque totalement sourde, elle trouve toujours le moyen de me dire à quel point c’est difficile de vieillir seule. L’appeler ca me bouffe de l’énergie et je ne sais jamais si elle va réussir à me déstabiliser. Je suis fatiguée, je ne sais plus quelle attitude adopter. Chaque fois que je me sens coupable, ce sont toutes mes blessures d’enfance et d’adolescence qui remonte à la surface, comme pour me justifier de ne pas m’en occuper plus. Et là, je me sens coupable de me justifier. Oui elle a été tres violente avec moi mais elle n’a jamais compris le mal qu’elle faisait, ce n’était pas volontaire, c’était de la souffrance. Comment sort-on d’un tel vortex.

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    France Légaré02/03/2024 à 13:53:31

    Merci beaucoup pour cet article. Cela fait sept ans et demie que ma mère vit avec moi. Atteinte d'Alzheimer depuis plus de 10 ans, la maladie progresse lentement, mais sûrement. Elle n'est maintenant plus du tout autonome, je dois tout faire pour elle. Elle ne différencie plus les jours, les mois, les saisons, bref, je vous épargne la liste de toutes ses incapacités. J'ai déjà refusé une place en CHSLD, car la période coïncidait à peine avec la fin de la pandémie. Je ne voulais pas qu'elle attrape la COVID et qu'elle risque d'en mourir. Elle est donc retombée au bas de la liste pour l'attente d'une place. Le 4 mars 2024, elle entrera finalement en CHSLD. Malgré que j'aille souhaité cet instant depuis un bon moment, je me sens coupable. Coupable de l'abandonner, coupable de ne pas en avoir fait assez. Rationnellement je sais que j'ai fait beaucoup, mais émotivement ce n'est pas l'impression que j'ai. Il faut cesser de se sentir coupable et de remettre en question la part importante d'aide et de support apportés. Il faut également cesser de penser que envoyer son parent dans un CHSLD est un acte d'égoïste et d'abandon. Nous ne l'abandonnons pas, nous le confions à des gens qui seront en prendre soin mieux que nous, et ce malgré toute l'amour et la compassion que nous leur portons. Ce choix en est un de déchirant pour moi. Ce n'est pas ce que j'aurais souhaité, mais cette situation est maintenant beaucoup trop difficile pour que je puisse en assumer seule la responsabilité. Il est maintenant temps de penser à moi et surtout, de ne pas me sentir coupable. J'ai fait de mon mieux pendant cette période ou elle habitait avec moi. Je ne l'ai jamais négligé et elle n'a jamais manqué de rien. J'ai toujours été présente pour elle, sans pour autant attendre quoique ce soit en retour. Elle a 94 ans, son chemin de vie est plutôt tracé. J'aurai 62 ans bientôt, j'ai envie de profiter de la vie, car on ne sait jamais ce qu'elle nous réserve. Je vais continuer à être présente pour elle, je ne l'abandonne pas. Je vais seulement contribuer de façon différente à son bien être. En terminant, chère madame Bertrand, sachez que j'ai beaucoup de respect pour vous et pour tout ce que vous avez apporté dans l'avancement de plusieurs causes sociales, mais j'ai également envie de vous dire que même si : «la vie vous l'avez donnée» ça ne donne pas nécessairement le droit d'attendre quelque chose en retour!

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