Des malentendus qui se ressemblent

Dans son livre « La révolte du 3ième âge » publié en 1995, Betty Friedan trace un parallèle intéressant entre ce qu’on disait sur la ménopause dans les années 60 et 70 et ce qu’on dit de la vieillesse en ce moment. Dans les deux cas, il s’agit d’une mystique en grande partie basée sur des perceptions biaisées et qui ne tient pas compte des expériences réelles des personnes concernées.

Cette terrible ménopause

Parlons des femmes d’abord. Dans les années 60-70, les départements de psychiatrie partout aux États-Unis (je ne peux parler que des US étant donné que je me base sur le livre de Friedan) virent arriver un certain nombre de femmes qui étaient tombées dans de graves dépressions au moment de leur ménopause.  Les médecins et les psychiatres–presque tous des hommes à cette époque- conclurent que les problèmes de ces femmes étaient dus au fait qu’elles avaient de la difficulté à accepter la disparition de leur pouvoir de séduction et de leur potentiel de conception. Selon ces spécialistes, puisque les rôles de mère et d’épouse constituent le fondement de l’identité de la femme (sic!), on pouvait s’attendre à ce que la ménopause soit vécue difficilement. Bien entendu, il y avait toujours des femmes qui n’éprouvaient pas de difficultés particulières à la ménopause. On a alors décrété que ces femmes étaient anormales et même « contre nature »!

Un mythe était donc créé : la ménopause est une période psychologiquement difficile à cause de la perte des attributs et des rôles spécifiquement féminins. Or, ces conclusions étaient basées sur un échantillon de femmes non-représentatif- c’était des femmes hospitalisées, donc avec des symptômes aigus. À partir d’un certain nombre de femmes gravement affectées, on a conclu à un phénomène général qui toucherait toutes les femmes. C’est à cette époque qu’on a commencé à prescrire des hormones afin de faciliter ce passage difficile. C’était la médicalisation de la ménopause.

Sautons 50 ans. La ménopause n’est plus ce qu’elle était. Bien que les effets physiques de la ménopause soient réels et puissent être pénibles (bouffées de chaleur, troubles du sommeil, etc.) cette phase n’est plus considérée comme forcément difficile au niveau psychologique. Nombre de femmes vivent leur ménopause comme une libération. Elles ont un regain d’énergie et sont souvent plus actives qu’elles ne l’ont jamais été. Je connais des femmes qui ont commencé à faire du sport et à mieux s’occuper de leur santé une fois les enfants partis de la maison. Plusieurs retournent sur les bancs d’école, prennent un nouvel élan dans leur carrière ou amorcent une deuxième carrière. On est loin de la femme désemparée, pleurant sur son passé de mère et de séductrice.

Mais dans les années 70, il y avait quand même un certain nombre de femmes qui vécurent la ménopause comme un naufrage, ce qui avait mené à la transformation de la ménopause en maladie. Pourquoi ces femmes étaient-elles si catastrophées? L’explication de Friedan est que, puisque la société ne leur accordait aucun rôle autre que celui de mère et d’épouse, il fallait s’attendre à ce que la perte de ces rôles se traduise par des difficultés psychologiques.  Essentiellement, ces femmes se cherchaient un rôle qu’on ne leur avait jamais donné. Qu’on croit ou non dans l’argument de Friedan pour expliquer la détresse de ces femmes, on est tout de même face à une situation où la mentalité de l’époque a mené à la création d’un syndrome supposément médical.

Quel est le lien avec la vieillesse?

Premièrement, la plus grande partie de ce que nous connaissons sur le vieillissement provient d’études effectuées auprès de personnes hospitalisées ou résidant dans des foyers ou maisons de retraite.  Il faut comprendre que ces endroits sont des sources de sujets très pratiques. Toutefois, les sujets qu’on trouve dans les résidences et les hôpitaux ne constituent pas un échantillon représentatif de la population ainée puisque la majorité des personnes vieillissantes ne sont pas dans ces institutions. Le résultat est que le processus de vieillissement se trouve essentiellement défini en termes médicaux qui traduisent la déchéance physique. C’est la médicalisation de la vieillesse. Ceci contribue à l’image des vieux comme étant généralement faibles et incapables et la vieillesse, tout comme la ménopause, est vue comme une maladie.

La « vieillesse réussie »

Dans les années 1980, les chercheurs Rowe et Kahn (1987) ont voulu proposer un concept non médical de la vieillesse. On commençait à percevoir que tous les vieux ne sont pas atteints de maladies chroniques ni de démence et que c’était possible de vivre sa vieillesse en étant relativement exempts des grands problèmes de santé. Rowe et Kahn ont lancé le concept de la « vieillesse réussie » c’est-à-dire une vieillesse active qui ne serait pas indûment affectée par la maladie ni par la perte de capacité. C’est ce qu’on appelle les « well elderly » en anglais.

L’avantage de ce concept est qu’il détachait l’idée de la vieillesse de celle de la maladie; il en faisait deux entités séparées qui n’étaient pas forcément liées l’une à l’autre. Cela semblait donc une évolution positive dans la pensée sur la vieillesse. Toutefois, le concept de « vieillesse réussie » a été très largement critiqué ces dernières décennies (Hétu, 2016). Une des raisons - et non la moindre- derrière ces critiques était le fait que ce concept présente la vieillesse comme une étape à « réussir », une sorte de performance où on perd ou gagne. Et si on a une maladie ou un handicap, ce serait une vieillesse ratée?

On ne consulte pas les vieux!

Pour boucler la boucle de cette incompréhension de la vieillesse, il y a le fait que les chercheurs ont souvent élaboré des théories ou des notions sur la vieillesse sans consulter les personnes concernées. C’est le cas, notamment pour la notion de « vieillesse réussie ». Voici une citation à cet effet dans un article paru en 2020 dans The International Journal of Aging and Human Development : « Dans la littérature scientifique, la « vieillesse réussie « se réfère souvent à la promotion de la santé, l’activité et d’autres aspects positifs du bien-être. Cependant, ces idées ont été développées sans la contribution des personnes âgées et leurs expériences ont été exclues de ces définitions. » (Traduction libre. Voir l’anglais en note de bas de page [i]) Vous avez bien lu : sans la contribution des personnes âgées et leurs expériences ont été exclues de ces définitions.  L’article vise justement à corriger cette anomalie : c’est-à-dire, avec plus de trente ans de retard, des chercheurs ont décidé qu’il serait peut-être opportun de consulter les vieux sur une théorie qui les concernent de façon on ne peut plus directe. Mais au départ, comment ont-ils pu formuler ce concept sans consulter les sujets concernés?

Les difficultés de la recherche sur le vieillissement

Mon but n’est pas de dénoncer les chercheurs. La recherche sur les personnes âgées est très ardue car elle comprend de nombreux défis reliés à l’obtention et à la rétention de sujets valides. J’ai fait ma thèse de doctorat sur la collaboration des deux hémisphères du cerveau des personnes âgées dans des tâches cognitives. Je faisais appel à des sujets âgés mais ils devaient au départ être capables d’effectuer les tâches. Or, ils sont rares les sujets âgés de 80 ans et plus, qui sont bien portants, qui acceptent de participer à une telle étude et qui sont capables d’effectuer les tâches prescrites. Quand on les trouve, on doit considérer qu’ils sont non-représentatifs de leur groupe d’âge et les résultats qu’on obtient de leur performance sont toujours une surestimation des résultats qu’on aurait obtenus dans la population générale des personnes âgées. J’ai parlé au début de cet article du biais négatif induit par le fait que le vieillissement est étudié au moyen de sujets vivant en résidence ou en milieu hospitalier. Toutefois, l’utilisation de sujets autonomes apporte un autre type de biais, allant dans l’autre sens. Comme quoi la tâche des chercheurs qui se penchent sur le vieillissement n’est vraiment pas facile.

Je ne dénonce pas les médecins non plus. Les médecins- tout comme les chercheurs- sont soumis aux notions de leur époque. La médecine, la psychologie et toute la science évoluent au gré des découvertes mais aussi au gré des changements dans les mentalités. Ni les médecins ni les chercheurs n’ont de pouvoir sur les mentalités qui ont cours à leurs époques et ils en sont souvent eux-mêmes les victimes.  

Une autre déconnexion

Il existe une autre source de malentendu sur la vieillesse. Retournons aux femmes pour un instant. Les « problèmes » des femmes ont longtemps été décrits par des hommes, ce qui a entraîné des interprétations allègrement loufoques (l’envie du pénis chez Freud entre autres…) de ce qui se passe chez une femme.  Essentiellement, le problème principal des femmes c’est qu’elles n’étaient pas des hommes.

C’est un peu la même chose pour la vieillesse. La vieillesse est décrite par des chercheurs et soignée par des médecins qui sont eux-mêmes encore jeunes ou encore très actifs. Les personnes âgées se trouvent donc décrites par des personnes qui n’ont pas une compréhension directe de ce qu’on peut ressentir durant le 3ième ou le 4ième âge. Leur appréhension du phénomène de la vieillesse est basée sur leurs modèles inconscients et sur leurs propres attitudes face à la vieillesse plutôt que sur une expérience concrète. Voir note en bas de page  [ii]

Sauf pour la description des maladies associées au vieillissement, le grand âge reste un terrain très largement inexploré. La sensation et le vécu du grand âge sont encore méconnus. Mis à part les centenaires qui passent bien à la télévision, les personnes très âgées s’expriment assez peu sur leur expérience d’être aussi vieux. Et on n’a pas encore vu de gériatres ou de gérontologues de 100 ans qui pourraient nous en parler!  Heureusement, il y a des témoignages tel que le très beau film de Fernand Dansereau Le vieil âge et l’espérance qui nous donnent une petite idée de ce qui s’en vient.

[i] Version originale anglaise: « In the scientific literature, successful aging often refers to health promotion, activity and other positive aspects of wellness. However, these ideas were developed without the input of older adults and their experiences have been excluded in these definitions. »

[ii] Je me dissocie de la notion d’appropriation culturelle qui dit qu’un écrivain ne peut parler de ce qu’il n’a pas vécu ni d’un groupe auquel il n’appartient pas. Je crois qu’un jeune écrivain ou un jeune artiste serait parfaitement capable d’exploiter le sujet de la vieillesse et d’en faire une œuvre pertinente. Mais ce serait une œuvre d’imagination. Quand on parle de recherche et que les conclusions vont mener à des interventions ou des traitements, c’est primordial que les prémisses de base proviennent de l’expérience même des sujets à l’étude et non pas de concepts élaborés par les chercheurs.

Références

Friedan, Betty 1995 La révolte du troisième âge (traduction de The Fountain of Age paru en 1993) Albin Michel.

Hétu, Jean-Luc 2016 Psychologie du vieillissement. Comprendre pour intervenir. Groupe Éditions Éditeurs.

Rowe, J. & Kahn, R. Human Aging: Usual and Successful. Science 1987; 237, p 143-149

Teater B & Chonody JM. How do older adults define successful aging? A scoping review. The International Journal of Aging and Human Development 2020; 91(4):599-625.

Danielle Ferron, Ph.D., Auteure de l'article

Danielle Ferron a pris sa retraite en 2016 après une carrière de chercheure dans les sciences sociales. Elle détient un doctorat en psychologie et depuis sa retraite, elle a donné des ateliers sur la préparation à la retraite et publie des articles sur le sujet de la retraite et du vieillissement.

2 commentaires

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    Jacques Dupont01/04/2021 à 12:02:02

    Quel beau thème, Danielle. J'adore les sujets complexes qui ne se laissent pas élucider facilement. Tu fais vraiment bien le tour de celui-là. Bref, chacun de nous - jeune ou vieux d'ailleurs,- est une catégorie à lui seul. Et ce n'est pas si désagréable de s'en rendre compte.

  2. Image
    Danielle Ferron21/04/2021 à 15:03:08

    Merci Jacques, Je vais essayer d'être aussi complexe que possible....!

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