L’âgisme et la rectitude gérontologique
Cette fois-ci, je ne peux m’empêcher de reproduire telle quelle une histoire racontée par Pierre Foglia dans la Presse du 6 novembre 2011. Merci à la personne qui me l’a envoyée. Voici :
Monsieur Léo Fréchette, de Saint-Lambert, s'en allait s'acheter un vélo dans un magasin de sport de Montréal que je ne nommerai pas parce que M. Léo Fréchette, et moi tout comme lui, ne souhaite pas que le curieux jeune homme qui l'a servi perde son job.
M. Léo Fréchette savait exactement ce qu'il voulait: un Trek Madone 6.5, avec les taxes, il s'attendait à dépenser autour de 5000$. Sa femme l'accompagnait.
Bonjour, je suis venu m'acheter un vélo.
Très bien, monsieur, quel genre de vélo?
Je veux le Trek Madone 6.5.
Vous avez quel âge? demande alors, un peu abruptement, le jeune vendeur.
J'ai 74 ans, répond Léo, surpris de la question. Ici, une parenthèse. Léo roule autour de 5000 kilomètres par année, à 27/28 de moyenne, un peu plus vite avec le peloton des Increvables, le club cyclo de Brossard. C'est nettement au-dessus de la moyenne des septuagénaires, mais ce n'est pas non plus un exploit, j'en connais d'autres.
Le vendeur aurait pu délicatement demander à Léo s'il roulait beaucoup, parler un peu avec lui et aviser selon les réponses. Au lieu de cela, il lui a dit, comme s'il avait affaire à un demeuré: ah non, monsieur, non! C'est pas bon pour vous, le Trek Madone, et d'ajouter: « Vous allez parader avec, c'est tout! Redites-moi quel âge vous avez, déjà? »
J'ai 74 ans, lui a répété Léo, calmement. Et là-dessus, il est allé s'acheter un Opus Crescendo en solde chez Désautels à La Prairie, son magasin habituel.
Si le petit nono qui a perdu cette vente de 5000$ est à l'écoute, on lui conseille vivement de lâcher le commerce de détail pour se lancer dans des études en gériatrie.
Merci monsieur Foglia. Que dire de plus? Un exemple flagrant d’âgisme. Le jeune homme a supposé qu’un monsieur de cet âge ne pouvait pas, absolument pas, avoir besoin d’un vélo de haut niveau. Mais avant de condamner le jeune, on peut se demander d’où provient son préjugé.
Commençons par reconnaitre que la plupart d’entre nous avons des préjugés ou entretenons des stéréotypes sur un groupe donné ou sur plusieurs groupes. Je ne vous dirais pas quels sont les miens, mais j’en ai, je vous assure. Certains de nos préjugés proviennent du fait que nous ne connaissons pas le groupe en question. Mais d’autres sont basés sur des modèles inconscients que nous avons formés en lien avec ce type de personne ou ce groupe.
Notre appareil cognitif procède de cette façon : nous appréhendons la réalité en comparant ce que nous avons devant les yeux avec un modèle niché quelque part dans notre cerveau. Face à une voiture, je conclus Ceci est une voiture car l’objet devant moi comporte les éléments du modèle de base qui est ancré dans mon cerveau depuis ma petite enfance: 4 roues, habitacle fermé, etc. Nous ne pourrions appréhender la réalité si nous n’avions pas ce mécanisme pour classer les objets en diverses catégories selon nos modèles. Ces modèles se forment très tôt et sont difficiles à modifier. Quoiqu’il y ait un lien entre intelligence et capacité de modifier ces modèles… Mais ça c’est une autre histoire.
Le jeune du magasin avait peut-être bien ancrée dans les méandres de son cerveau une image de la personne âgée basée sur celle de son grand-père. Si le grand-père était un homme peu actif qui n’avait jamais touché à un vélo, le jeune ne peut intégrer l’idée d’un homme de plus de 70 ans chevauchant un vélo de haute performance. Or, ce n’est pas facile de modifier ses modèles à moins d’être confronté, de façon répétitive, à une réalité contraire au modèle inconscient. Supposons que la seule personne âgée que le jeune ait connue soit son grand-père, une situation qui est d’ailleurs tout à fait plausible dans notre société compartimentée selon les générations. Dans ce cas, son modèle ne changera pas de sitôt.
Je comprends la réaction du client qui, face à la condescendance du gars, est allé ailleurs. Foglia ajoute que le jeune aurait dû entamer une conversation avec le client pour mieux connaitre ses besoins. C’est ce qu’un bon vendeur devrait faire de toute façon. Mais en l’absence de cette approche de la part du vendeur, monsieur Fréchette aurait pu décider de faire un peu d’éducation. Il aurait pu donner quelques exemples de ses performances de façon à corriger le modèle du vendeur.
Le modèle mental concernant les personnes âgées est encore en mutation. Plusieurs -et pas seulement les jeunes- n’ont pas totalement intégré le fait que, oui, il existe des personnes âgées très actives et qui sont même des athlètes, passés les 70 ou 80 ans. Cette histoire s’est passée en 2011. Parions que le magasin en question a dû en voir venir un bon nombre de personnes de 70 ans et plus demandant des vélos haut de gamme. Si le jeune homme était encore là, il aurait certainement été forcé de modifier son modèle mental.
La rectitude gérontologique
Essayez de chasser les préjugés et la rectitude politique arrive tout de suite après. Cela se passe aussi dans le domaine de la gérontologie. Jean-Luc Hétu (2016) appelle cela la rectitude gérontologique. C’est l’idée que la vieillesse ne peut se vivre que dans l’action. Je vous cite un extrait de Psychologie du vieillissement : « En vertu de ce phénomène, les personnes âgées (dans leur ensemble) sont perçues comme demeurant jusqu’un âge très avancé physiquement et mentalement alertes, socialement et sexuellement actives, toujours en train d’essayer de nouvelles choses et de se lancer dans de nouveaux projets. »
Cette image de la personne âgée active et apparemment inaltérée par le vieillissement est renforcée par les magazines destinés à un public âgé. Et de rajouter Hétu : « Bien des personnes âgées qui enregistrent des déclins de toutes sortes risqueront alors de développer une image négative d’elles-mêmes et de perdre une partie de leur estime de soi. Il faut donc se faire du vieillissement une image positive, certes, mais néanmoins réaliste et qui reconnaisse à chacun le droit d’être comme il est. »
Hétu parle surtout ici des personnes qui « enregistrent des déclins ». J’ajouterais que ce ne sont pas seulement les personnes en déclin qui peuvent se sentir dévalorisées par ces images idéalisées de la vieillesse mais qui aussi celles qui sont en santé mais qui préfèrent un mode de vie moins actif ou qui ont des capacités sportives plus ordinaires.
Or, il n’y a pas que les gérontologues et les intervenants qui sont sujets à la rectitude gérontologique. Les personnes âgées elles-mêmes hébergent ce type de pensée. Pour celles qui sont très actives, il se peut que leur mode de vie leur paraisse être la norme; si elles pratiquent leur sport avec des personnes de leur âge, (les sports organisés le sont souvent en fonction de l’âge) cela ne fait que renforcer cette idée. Pourtant, si on considère que la majorité des Canadiens ne bouge pas assez, on ne peut imaginer que ce soit mieux chez les personnes âgées. Par conséquent, ces personnes âgées très actives ne sont pas la norme mais plutôt l’exception. N’empêche, elles pourraient voir leur style de vie comme une sorte d’idéal que toute personne âgée devrait chercher à atteindre. On voit comment ceci peut mener à des préjugés envers les personnes âgées qui ne correspondent pas à leur modèle.
J’ai décrit dans un autre article (Les vieux sont tous pareils : https://lazonegrise.ca/article/les-vieux-sont-tous-pareils ) la très grande variabilité qui existe entre personnes vieillissantes. Plutôt que de promouvoir une image ultra-positive de la vieillesse, on devrait plutôt faire comprendre et propager l’idée que dans la vieillesse, il y a de tout… y compris des athlètes.
