Était-ce mieux avant? Est-ce mieux ailleurs?
Cet automne, j’ai donné une conférence devant un groupe d’aînés qui portait sur le défi de maintenir à mesure que nous vieillissons des liens significatifs et mutuellement enrichissants avec nos enfants et avec les générations plus jeunes. Durant cette conférence, j’évoquais le fossé qui risque de nous isoler des plus jeunes étant donné que nous vivons dans un monde qui est diamétralement opposé au leur, c’est-à-dire le monde de la retraite. L’essentiel de cette conférence se trouve dans cet article : https://lazonegrise.ca/article/rester-pertinents À la fin de mon allocution, un membre de l’auditoire a confié qu’il s’étonnait de l’existence de ce fossé au Québec puisque dans son pays d’origine, le Pays basque, il n’y aurait pas de coupure entre jeunes et vieux; apparemment, toutes les générations seraient liées par un but commun, celui de préserver la culture et la langue uniques de ce petit pays enclavé dans le reste de l’Europe. Malheureusement, au Québec, bien que la langue et la culture aient aussi besoin d’être préservées, l’importance de cet objectif est perçue différemment par les générations et par conséquent n’a pas d’effet rassembleur comme c’est le cas au Pays basque.
Quoiqu’il en soit, c’est clair que le fossé des générations est loin d’être universel et que les relations entre jeunes et âgés se déclinent différemment dans divers pays ou sociétés. Les gens ont tendance à penser que les sociétés plus traditionnelles sont moins sujettes à la ségrégation des générations et donc moins aux prises avec l’âgisme; le corollaire de cette croyance est que c’était mieux avant, dans les sociétés plus anciennes, et que c’est durant notre ère moderne que nous serions devenus particulièrement âgistes. Certaines découvertes archéologiques sont d’ailleurs venues ajouter de la crédibilité à ces croyances : on a retrouvé dans certains endroits des ossements de l’ère préhistorique qui auraient appartenu à des personnes âgées, malades ou infirmes. Comme il s’agissait de sociétés nomades, on a déduit que ces personnes devaient être transportées sur de longues distances, ce qui indiquerait un traitement humanitaire des invalides et des personnes âgées.
De là, certains ont conclu que les sociétés anciennes et traditionnelles, malgré des conditions de vie difficiles, pratiquaient un bien meilleur traitement de leurs vieux que ce que nous faisons dans nos sociétés bien nanties. On a blâmé la société moderne sur laquelle reposerait l’opprobre d’avoir dévalorisé les vieux, de les avoir isolés, abandonnés. Toutefois, cette évaluation ne correspond pas à la réalité historique. Dans son livre coup-de-poing Never Say Die, Susan Jacoby [i]démontre que la préférence pour ce qui est jeune et le rejet des vieux qui en découle a toujours existé et ce, même dans des sociétés dites traditionnelles.
Cette préférence pour la jeunesse remonte à très longtemps car, si on retourne aux temps préhistoriques, il fallait tout d’abord assurer la survie de la tribu : comme les vieux ne sont pas utiles pour la reproduction ni pour contribuer à la subsistance de la tribu, certaines sociétés décidaient de se débarrasser d’eux afin de favoriser la survie de l’ensemble de la communauté. Plusieurs sociétés ont poussé leurs vieux vers la mort, notamment les communautés inuites qui abandonnaient leurs vieux sur une banquise à la dérive. Carl Honoré, dans son livre Bolder (en français La révolution de la longévité : toutes les raisons de profiter pleinement de l’allongement de la vie)[ii] nous offre une longue liste des avanies subies par les personnes âgées dans les sociétés traditionnelles et des façons de se débarrasser d’elles plus rapidement. En voici quelques exemples : chez les Hopis, on abandonnait les vieux dans des huttes isolées; les Samoans et les autochtones du Paraguay les enterraient vivants mais les Mongols turcs préféraient les étouffer. En Sardaigne, ils étaient jetés du haut d’une falaise alors que les Ojibway du Lac Winnipeg en faisaient l’objet de sacrifices rituels. Bref, il existe de nombreux exemples de sociétés anciennes où les vieux étaient considérés comme non-essentiels et même nuisibles à la communauté.
Toutefois, il existait des sociétés où les vieux étaient traités avec tous les égards. Dans La vieillesse publié en 1970, Simone de Beauvoir [iii] démontre que ce sont presque toujours des facteurs de nature économique qui ont motivé le sort réservé aux plus vieux; ainsi, dans les sociétés florissantes où la survie n’était pas constamment menacée, les vieux étaient gardés en vie et bien traités. Elle note aussi que la propension des enfants à démontrer de la bienveillance envers leurs parents est plus élevée quand eux-mêmes ont été élevés dans l’indulgence.
Quoiqu’il en soit, il semble que même dans ces sociétés traditionnelles, le respect pour les parents et pour les personnes âgées ne coulait pas nécessairement de source. À une époque plus proche de nous, en Nouvelle-France, [iv] les enfants adultes avaient l’obligation légale de s’occuper de leurs parents indigents. Les parents âgés signaient souvent un contrat avec un des rejetons; selon l’expression consacrée, ils se ‘’donnaient’’ c’est-à-dire qu’ils cédaient la maison, la terre et une partie de leurs biens en échange de l’hébergement et d’une pension. Tout devait y être spécifié : trois litres de vin par semaine, un demi-pain par jour, deux couvertures, un oreiller, etc. La générosité envers le parent n’était pas garantie et les parties devaient passer devant notaire pour conclure l’entente. Or, les conditions de ces ententes n’étaient pas toujours respectées et il existe de nombreux exemples où les parents devaient défendre leurs droits devant la justice.
Les dogmes religieux peuvent aussi avoir un effet déterminant sur le traitement réservé aux vieux. En Chine, par exemple, les vieux reçoivent de grandes marques de respect et après leur mort, les membres de la famille continuent de rendre hommage au défunt au moyen d’offrandes et de cérémonies. [v] Pour nous qui expédions nos morts le plus rapidement possible au moyen de services funéraires express, les hommages perpétuels voués par les Chinois à leurs morts peuvent sembler exemplaires. Toutefois, il appert que ces gestes pourraient être motivés par la peur. En effet, dans la société chinoise traditionnelle, on croit que les morts qui n’ont pas reçu les égards jugés nécessaires durant leur vie -ou même après leur décès- peuvent causer des préjudices aux vivants en leur jetant des mauvais sorts. Les marques de respect reçues avant la mort et les offrandes post-mortem sont une façon d’apaiser le courroux potentiel du parent décédé.
L’attitude face aux vieux peut aussi découler d’une philosophie de la vie. C’est le cas par exemple, dans la société Cuiva, une peuplade amérindienne de la Colombie décrite par l’anthropologue Bernard Arcand [vi]. Les Cuiva ne font pas de distinction entre jeunes et vieux et ils accordent un statut égalitaire à tous les membres de la communauté quelque soit leur âge. Selon Arcand, cette philosophie des Cuiva s’explique par le rôle relativement mineur joué par le travail dans la définition de l’identité de l’individu. Chez les Cuiva, le travail (chasse, pêche, agriculture, fabrication d’objets, etc.) ne domine pas l’ensemble de la vie; la valeur qu’on accorde à un individu n’est pas liée au travail qu’il accomplit mais à l’ensemble de ses activités et de ses traits de personnalité. Par conséquent, la personne âgée qui a cessé de travailler ou de produire n’en est pas pour autant déconsidérée car elle n’a rien perdu de sa valeur originale. Le traitement réservé aux vieux est la conséquence non pas d’une volonté d’humanisme envers les vieux mais plutôt d’une conception globale de l’existence et de l’individu.
Au Japon- un pays qu’on a érigé en exemple d’une société respectueuse de ses vieux- on remarque des problèmes sociaux aigus reliés aux conflits entre générations. [vii] Les couples cohabitent souvent avec les parents du mari et cette cohabitation s’avère souvent difficile, les parents désirant influencer la vie du couple en matière de choix de métier, éducation des enfants, vie domestique, etc. En général, les brus restent à la maison pour s’occuper de leurs vieux beaux-parents et elles sont souvent tellement dominées par leurs belles-mères que leur vie en devient insupportable. Il semblerait que la relation parents âgés-enfants, si elle est empreinte de respect apparent est aussi empoisonnée par les conflits. Or, les relations intergénérationnelles sont présentement en train d’évoluer au Japon; la cohabitation parents-enfants est de moins en moins fréquente puisque de plus en plus de jeunes désirent s’émanciper de la domination parentale. Cette évolution n’est pas un signe que le respect envers les parents japonais est en train de s’effriter; c’est simplement la conséquence du besoin des jeunes de déterminer eux-mêmes la vie qu’ils vont mener et cette transition est pour le moment incompatible avec la cohabitation parents-enfants.
J’ai voulu par ces exemples démontrer que le traitement des personnes âgées dans une société donnée peut découler de dogmes religieux, de croyances ou de multiples facteurs sociaux, économiques et culturels qui dépassent la question de l’âge et qui souvent n’ont rien à voir avec la valeur accordée à la personne âgée. La génération des baby-boomers a tendance à personnaliser la question et à voir une manifestation d’âgisme dans toute situation qui semble défavorable aux personnes âgées. Les discours qu’on entend sont souvent teintés d’accusations de discrimination active, de mépris, voire de haine envers les personnes âgées. Par exemple, on a fait grand cas durant la pandémie du fait qu’au Québec, la proportion de personnes âgées vivant en résidence (18%) soit plus élevée qu’ailleurs au Canada; on a voulu lire dans cette statistique une indication de notre rejet des vieux, de notre volonté de les occulter, de les tenir éloignés du courant de la vie. Cependant, outre ce soi-disant ‘’abandon’’ des vieux parents québécois par leurs enfants, il y a plusieurs caractéristiques de la société québécoise -ne serait-ce que le plaisir de se retrouver en ‘’gang’’- qui expliquent la popularité des résidences au Québec. Voici d’ailleurs un article à ce sujet : https://lazonegrise.ca/article/soigner-les-vieux-de-rejean-hebert
Plusieurs tendances globales présentes dans la société québécoise -et dans d’autres sociétés- ont pour effet d’affaiblir les liens sociaux entre les générations. Je vais en mentionner quelques-unes. J’ai déjà mentionné, pour le Québec, l’absence d’un projet sociétal suffisamment fort qui pourrait réunir toutes les générations autour d’un même objectif, comme c’est le cas au Pays basque. De plus, les baby-boomers québécois ayant fait table rase durant leur jeunesse des valeurs de leurs parents, il s’est créé un véritable schisme culturel entre ces deux générations. Par la suite, lorsque les baby-boomers sont devenus parents, ils n’ont pas nécessairement communiqué la valeur du passé à leurs propres enfants car ce passé représentait pour eux une époque sclérosée prise dans des valeurs rétrogrades. Ces parents baby-boomers n’ont pas enseigné à leurs enfants la valeur intrinsèque de l’expérience et du savoir accumulé ni le respect pour les traditions et l’histoire.
Dans les sociétés pré-industrielles qui pratiquent les métiers de survie et les arts traditionnels, les anciens possèdent un savoir qui est utile aux jeunes et cela les auréole d’un certain prestige. De plus, la proximité créée par l’enseignement engendre des occasions d’échange et de complicité entre jeunes et moins jeunes. Or, de nos jours, dans les sociétés post modernes, les savoirs les plus utiles sont les savoirs technologiques, un domaine dans lequel les jeunes deviennent experts dès le plus jeune âge- et sans l’aide de leurs parents ou grands-parents! Les vieux des sociétés modernes n’ont plus rien d’utile à transmettre à leurs enfants ou leurs petits-enfants ce qui entraîne une perte de prestige et de statut. La proximité qui existait autrefois entre grands-parents et enfants ne pourrait être remplacée par une visite au musée ou à la piscine.
Ces derniers temps, des résultats de sondages montrent que les jeunes ont plus d’affinités avec des jeunes de leur âge habitant dans un autre pays qu’avec les personnes âgées de leur pays et même avec leurs propres grands-parents. Ces jeunes -qui sont en mesure de maintenir un contact presque continuel avec des amis éparpillés sur tous les continents- partagent une culture planétaire : ils aiment les mêmes vedettes, les mêmes jeux, ils se passionnent pour les mêmes objets de consommation. On ne peut se surprendre alors si le courant passe moins bien entre les générations.
Contrairement à la communauté Cuiva, la société contemporaine accorde une grande valeur à la productivité individuelle et au travail qui contribue au PIB et stimule l’économie. Ce n’est pas surprenant dans ce contexte, que les vieux puissent se sentir ‘’inutiles’’ quand ils arrêtent de travailler ni que la société contribue à renforcer ce message. D’ailleurs, il n’est pas rare de voir des défenseurs des personnes âgées tenter de démontrer le rôle utile joué par celles-ci dans la société en faisant valoir leur contribution aux œuvres bénévoles, leur participation à la société de consommation et le fait qu’ils paient toujours leur part d’impôts. Toutefois, ces arguments basés sur la valeur économique des personnes âgées sont un couteau à double tranchant : en invoquant ces raisons de considérer les personnes âgées comme étant utiles à la société, on valide en même temps les raisons de les déconsidérer au moment où celles-ci cessent de contribuer activement à l’économie.
Ce ne sont là que quelques-unes des tendances de la société qui contribuent à l’isolement des générations et à l’âgisme. J’aurais pu mentionner aussi le culte de la beauté en association avec la jeunesse, l’obsession pour la nouveauté, etc. Cette liste pourrait être longue car en fait, toutes nos valeurs vont dans le même sens : rejetons ce qui est vieux, allons vers le nouveau, privilégions l’inédit. Plutôt que de se désoler du sort réservé aux vieux dans nos sociétés modernes en accusant leurs enfants et les générations plus jeunes de les abandonner, il vaudrait mieux examiner ces valeurs profondément ancrées qui empêchent les diverses générations de s’apprécier mutuellement et de former des liens de solidarité plus forts.
[i] Susan Jacoby, Never Say Die, The Myth and Marketing of New Old Age, Random House, New York, 2011.
[ii] Carl Honoré, Bolder: Making the Most of our Longer Lives. Knopf Canada, Toronto, 2018.
[iii] Simone de Beauvoir, La vieillesse, Éditions Gallimard, Paris, 1978
[iv] André Lafrance, Vivre, aimer et mourir en Nouvelle-France : La vie quotidienne aux XVIIe et au XVIIIe siècles, Éditions Libre Expression, Montréal, 2000.
[v] George A. Bonanno, The Other Side of Sadness: What the New Science of Bereavement Tells us About Life After Loss, Basic Books, New York, 2019.
[vi] Bernard Arcand, La construction culturelle de la vieillesse, dans Anthropologie et Sociétés, vol. 6 no 3, 1982, pp. 7-23 http://classiques.uqac.ca/contemporains/arcand_bernard/construction_culture_vieillesse/vieillesse_intro.html
[vii] Ted Fishman, Shock of Gray: The Aging of the World's Population and How it Pits Young Against Old, Child Against Parent, Worker Against Boss, Company Against Rival, and Nation Against Nation Simon & Shuster, New York, 2012.
Il y a deux difficultés majeures pour les boomers dont, vous l’avez deviné, je fais partie. Primo on a l’impression d’avoir changé le monde pour de bon et on ne comprend pas vraiment pourquoi quelqu’un se mêlerait de le changer à nouveau.Surtout , comme Arcand l’a bien illustré dans don film , qu’on est souvent perplexe et décontenancé devant des changements qui ne nous semblent pas de véritables progrès pour l’humanité. Deuxio, un des changements majeurs pour l’humanité ,soit l’informatique ,est survenu lorsqu’on était confortablement installé dans la quarantaine. Soit, nous nous sommes adaptés car il fallait mais ce fut comme l’apprentissage d’une langue étrangère ou une immigration sur d’autres territoires; on se débrouille mais c’est une langue seconde apprise sur le tard. Tant qu’on était au travail on se sentait encore dans la course mais la retraite fait ressortir crûment le sentiment du « tasses-toi mon oncle «