Rester pertinent
La question odieuse
Il y a eu de nombreuses réactions dans les médias et sur les réseaux sociaux dans la foulée de malencontreuse question posée par l’animatrice Marie-Louise Arsenault à Denise Bombardier dans le cadre de l’émission Dans les médias à Télé-Québec. Pour ceux qui n’auraient pas eu vent de l’affaire, je résume brièvement : la journaliste Denise Bombardier est interviewée par Marie-Louise Arsenault et vers la fin de l’entrevue, celle-ci lui demande comment on fait pour rester pertinente quand on a 80 ans.
Madame Bombardier lui répond : « On fait marcher son cerveau. Moi, j’ai de la chance parce que j’ai une bonne santé et une énergie presque mystérieuse. Je ne suis jamais fatiguée. »
Mais l’animatrice insiste : « Est-ce que ça vous arrive de vous demander, moi ça m’arrive de me le demander, à quel âge on arrête d’être pertinent ? Est-ce que vous vous la posez cette question ? »
Et Denise Bombardier de répondre: « Pas du tout. Savez-vous quand je vais être impertinente, c’est quand je vais être dans mon cercueil. C’est tout. »
Ce n’est que plus tard, dans sa chronique du Journal de Montréal et du Journal de Québec que Bombardier dénonce la question comme étant une manifestation d’âgisme. Et les défenseurs des personnes âgées de fustiger l’animatrice et de déchirer leurs chemises autour de l’omniprésence de l’âgisme dans la société.
Le petit mot de Dominique
Dominique Michel vient y ajouter son grain de sel. Elle ne dénonce par la question de l’animatrice (la comédienne a trop de finesse pour cela) mais déclare que « La pertinence n’a rien à voir avec l’âge ». Et elle ajoute : « Si tu es con à 40 ans, tu vas être con à 80. » Elle ne précise pas qui sont les cons dans ce cas-ci.
C’est entendu que la pertinence n’a rien à voir avec l’âge et oui, comme le disait Brassens il y a bien plus longtemps « Quand on est con, on est con ». L’âge n’augmente pas la bêtise mais malheureusement ne la diminue pas non plus. Madame Bombardier ne devient pas moins pertinente -en supposant qu’elle l’ait été, mais ça c’est une autre histoire- parce qu’elle a atteint les 80 ans.
La pertinence de la question
Toutefois, je trouve que la question de la pertinence à notre âge est tout à fait pertinente! Dans les séminaires de préparation psychologique à la retraite que je donnais, je disais aux participants qu’ils auraient essentiellement quatre tâches à accomplir une fois à la retraite:
1. Se garder en bonne forme physique
2. Garder leur cerveau actif
3. Maintenir ses relations sociales
et finalement, la dernière mais non pas la moindre:
4. Rester intéressé est intéressant.
Se garder intéressé et intéressant, cela ressemble beaucoup à rester pertinent. Rester pertinent peut effectivement représenter un défi supplémentaire quand on est arrivé à un certain âge. Je pense qu’il faut faire un effort délibéré pour le rester. C’est comme pour se garder en bonne forme physique. On ne peut pas se laisser aller comme c’était possible avant. On doit faire des efforts plus soutenus et réguliers que quand on était plus jeune. C’est un peu la même chose pour la pertinence. À moins de se surveiller, on devient vite un disque brisé. Voici quelques comportements qui nous rendent moins pertinents aux oreilles des plus jeunes et même à celles des personnes de notre âge :
- Ne pas faire l’effort de mieux connaître les intérêts et les préoccupations des générations qui nous suivent
- Généraliser au sujet « des jeunes » (les jeunes font ceci, les jeunes ne savent pas…etc.) comme si les « jeunes » étaient tous pareils
- Faire des comparaisons avec sa propre époque ou son vécu : « Moi, à ton âge, j’avais déjà… »
- Dire que c’était mieux avant : les gens étaient plus travaillants, plus honnêtes, moins exigeants, etc.
- S’étendre longuement sur ses petits bobos ou ses maladies
- Décrire son dernier voyage ou son tournoi de golf dans le menu détail
- Revenir toujours sur les mêmes sujets (comme Ti-Mé avec ses poubelles!)
- Mettre ses propres préoccupations ou celles de notre génération au centre de la conversation
- Interpréter leurs expériences en fonction des nôtres : « Ah, oui, je sais ce que tu ressens, mais tout ça n’est pas important, tu vas voir »
Levez la main ceux qui n’ont jamais manifesté au moins un de ces comportements! J’avoue être coupable de me répéter…assez souvent et d’ennuyer mes enfants avec certains de mes sujets préférés qui ne les concernent que de façon périphérique. Je me surveille et j’essaie de me discipliner mais c’est quand même difficile. Rester pertinent c’est en partie accepter de ne plus être au centre de la scène et de laisser le micro aux jeunes. C’est entendu que les personnes qui se sont toujours mises au centre de toute conversation vont continuer de le faire. Toutefois, la non-pertinence guette tous les retraités, qu’ils soient cons ou pas.
Rester pertinent est un défi plus grand à notre âge parce que nous vivons une vie tout à fait particulière, loin du métro-boulot-dodo et du stress d’élever de jeunes enfants. Les retards dans les services de transport et les listes d’attente pour les garderies ne font plus partie de notre quotidien. Les soucis que nous avons pourraient paraître anodins aux yeux des plus jeunes qui sont dans le feu de l’action. C’est dans ce sens que je comprends la question de Marie-Louise Arsenault : comment reste-t-on pertinent quand on est rendu à cette époque de la vie? Quand on s’est délestés d’un certain nombre de responsabilités et que certains sujets ont perdu de leur importance pour nous?
Un petit bémol ici : C’est sûr que nous avons nos propres projets- et en soi, ils peuvent être fort intéressants- mais quand même nous jouons dans les ligues mineures. On peut très bien rester dans la parade et occuper notre temps avec un tas d’activités stimulantes et enrichissantes. Cela nous garde intéressés mais cela ne vous rend pas nécessairement plus intéressants pour nos enfants ou pour les plus jeunes. La vie d’un retraité n’est pas foncièrement intéressante pour un jeune. À ce propos, je cite Dale Carnegie qui disait : « La personne la plus intéressante au monde est la personne qui s’intéresse à nous. » C’est à nous de nous intéresser aux jeunes et à ce qui les préoccupe, et ils nous trouveront intéressants…et pertinents.
Selon moi, la responsabilité incombe toujours aux parents ou aux plus vieux d’essayer de se connecter au monde des plus jeunes et non le contraire car ce sont les jeunes qui occupent le devant de la scène. Nous sommes devenus des observateurs car c’est eux qui font marcher le monde en ce moment.
Le désengagement
Dans les années 1960, quand on a commencé à étudier le vieillissement psychologique, certains chercheurs ont suggéré qu’il se produisait chez les personnes âgées une sorte de désengagement du monde externe, un repli vers la vie intérieure (Hétu, 2016). On disait que ces personnes devenaient plus détachées du reste du monde, indifférente aux grands enjeux de la société et même aux questions qui les avaient beaucoup préoccupées auparavant. Je cite à cet effet Donald Hebb, sommité internationale de la recherche sur la mémoire : « Pendant 35 ans, mes recherches ont représenté l’intérêt majeur de ma vie. Je travaillais six jours par semaine. Aujourd’hui, le besoin dévorant de manipuler des idées et des données ne me tenaille plus. Dans l’ensemble, je suis désormais spectateur » (Hebb, 1979).
Selon les psychologues, ce repli ne serait pas nécessairement négatif; on parle plutôt d’un repli stratégique vers des intérêts et des activités plus restreintes mais plus significatives. On se concentre sur les choses qui comptent vraiment pour nous, on consolide nos acquis. Par la suite, la théorie du désengagement fut fortement contestée mais à partir de la fin du dernier siècle, elle a connu un certain regain. On reconnait maintenant que si certaines personnes âgées effectuent un repli sur elles-mêmes, ce n’est certes pas le cas pour toutes (Hétu, 2016). Et si cela devait se produire chez certains, l’âge où cela arrive pourrait varier d’une personne à l’autre.
Le fait que ceci se passe chez une certaine proportion de personnes âgées peut engendrer la perception que toutes sont enfermées dans un petit monde clos où elles se soucient peu de ce qui se passe à l’extérieur, où elles ne sont plus « pertinentes ». Évidemment, cela contribue à l’âgisme mais aussi à la réaction opposée chez les défenseurs des personnes âgées et qui consiste à nier que cela puisse se produire.
Quoi qu’il en soit, quand une personne âgée se tourne vers son monde intérieur, cela peut entraîner des difficultés dans le maintien de contacts satisfaisants avec son entourage. Les conversations peuvent devenir triviales et répétitives et manquer d’authenticité. Ce serait alors aux plus jeunes de ne pas voir cela comme un signe d’indigence ou d’indifférence. Ce serait à eux de faire l’effort supplémentaire pour maintenir le contact en tenant compte de l’endroit où est rendue la personne vieillissante.
Pour terminer, je reviens sur les propos de Denise Bombardier car ils contiennent deux erreurs. La première : « Pour rester pertinent, on fait travailler son cerveau. » Non, ce n’est pas le cerveau qui fait que nous restons pertinents. Bien sûr, ça aide si on conserve une certaine curiosité intellectuelle mais les capacités les plus importantes sont en fait la sensibilité au monde de l’autre et la capacité de se mettre de côté un peu. Deuxième erreur : elle ne se pose pas la question à savoir si elle est pertinente et elle dit qu’elle sera « impertinente » seulement quand elle sera dans son cercueil. Sauf votre respect, madame Bombardier, ce n’est pas nous qui décidons si nous sommes pertinents ou non, c’est les autres!
Bonjour Danielle. Quel article intéressant qui porte à réflexion. C'est une question fascinante qu'il serait intéressant de débattre avec quatre ou cinq autres personnes si ce n'était pas de la pandémie ? Je sais qu'en vieillissant, l'important ce n'est pas d'être pertinent pour des centaines de personnes mais plutôt pour les gens qui nous sont chers. Merci.